Aziz Jellab, Inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, habilité à diriger des recherches, professeur des universités associé à l’INSHEA, vient de publier « L’éducation prioritaire en France. Bilan et devenir d’une politique emblématique » (éd. L’harmattan).

Cela va faire 40 ans que l’éducation prioritaire s’est invitée dans le paysage français. C’était le bon moment pour en dresser le bilan ?

C’était dans le prolongement de mes réflexions sur le système éducatif. Et puis, cela me semblait effectivement intéressant d’en faire le bilan à l’approche des 40 ans de la mise en place de cette politique. L’éducation prioritaire a été une sorte de révélateur de la prise de conscience des politiques à l’égard des inégalités sociales à réduire, observées à l’échelle des territoires. Cet ouvrage, c’est aussi une manière de faire la synthèse des évolutions qu’a connues l’Éducation prioritaire à différentes époques.

Qu’en retenez-vous de positif ?  

Dès le départ, les politiques ont cherché à réduire les inégalités concernant notamment l’entrée des élèves dans les apprentissages. C’est le principe de la théorie de la justice défendu par John Rawls (philosophe américain du XXème siècle et professeur à Harvard, Ndlr) qui a été appliqué : un traitement inégal, en mobilisant davantage de moyens, afin de favoriser l’égalité effective, c’est cela l’équité. Il y a eu plusieurs relances et réajustements de cette politique car certains territoires avaient parfois tendance à se focaliser sur la gestion des problèmes sociaux – bien réels – et à minorer les exigences scolaires pour favoriser les apprentissages.
Il faut d’ailleurs saluer l’attention et la réflexion portées par les politiques d’Éducation prioritaire à la pédagogie, en s’appuyant sur les travaux des chercheurs. C’est une tendance que l’on observe depuis le milieu des années 2000.  Il y a eu une réelle volonté d’impacter les apprentissages par les réformes dont il faudra faire un historique détaillé.  
La refondation de l’école en 2013 qui s’est accompagnée en 2014 de la mise en place des REP et REP+ a donné naissance à un référentiel très apprécié par les professionnels de terrain, et qui indique comment piloter les réseaux, comment articuler la continuité entre le 1er et 2nd degré, comment rendre l’enseignement explicite, développer une co-éducation avec les familles et évaluer de manière bienveillante les apprentissages.
Les classes de CP et CE1 dédoublées affichent des résultats encourageants et qu’il faudra apprécier  sur le long terme.
Souvent, on s’interroge sur l’efficacité de l’éducation prioritaire. Il est bien difficile d’y répondre de manière tranchée. Dans beaucoup de cas, les résultats ne sont pas toujours à la hauteur de ce qui est attendu, mais on ne sait pas ce qu’il en serait aujourd’hui si cette politique n’avait pas été mise en œuvre. Les inégalités auraient sans doute été plus fortes.

Comment expliquez-vous justement que le bilan reste malgré tout mitigé ? 

L’éducation prioritaire est définie notamment en fonction d’indicateurs socio-économiques et de plus en plus via l’indice de position sociale mais elle recouvre des situations très hétérogènes. On ne peut donc pas en dresser un tableau scientifiquement cohérent.
De plus, la rotation du personnel est forte dans les établissements les plus défavorisés. Or la stabilité des enseignants et des équipes éducatives peut constituer un élément favorable à la réussite. De même, si les élèves ne font pas toute leur scolarité au même endroit, cela empêche la continuité pédagogique.
Et puis, la mixité sociale est parfois absente dans beaucoup d’établissements. Il y a une concentration des difficultés qui pèse sur ces élèves qui ne sont pas tirés vers le haut. Certaines écoles ou collèges pour gagner en mixité sociale pourraient, par exemple, proposer des options attractives pour tous.

Est-ce que les moyens, notamment financiers, ont été mal employés ?

L’argent engagé dans cette politique ne se limite pas aux indemnités et autres primes. Cela se traduit aussi, par exemple, par des classes moins chargées. Ce qui est bien et positif le plus souvent. Mais ce qui importe c’est effectivement la manière de mobiliser les moyens. Il faut des phases d’évaluation dans les établissements pour détecter les difficultés présentes sur leur terrain et pouvoir y remédier presque au cas par cas. Les évaluations nationales des acquis des élèves en CP, CE1 et 6ème en français et en maths sont une bonne occasion de travailler sur la consolidation des connaissances et des compétences et de voir comment les moyens sont et doivent être mobilisés.

Ces établissements prioritaires sont déjà sous tension habituellement. Quelles conséquences la crise sanitaire a-t-elle sur eux ?

La crise a fonctionné comme un miroir grossissant des inégalités. Les enseignants ne les voyaient pas toujours. Mais pendant le confinement, ils ont constaté que tous les élèves ne disposaient pas du matériel nécessaire pour suivre l’enseignement à distance. Les profs ont cherché à maintenir le lien avec leurs élèves. Et les échanges avec les familles, dont beaucoup se sont senties démunies car elles n’avaient pas les ressources pour accompagner leur enfant, ont été renforcés. Cela a mis en lumière l’importance d’une co-éducation avec les parents.
Mais il a été très délicat de maintenir l’attention des élèves à distance. Il y a un vrai problème d’autonomie qui est déjà un sujet de préoccupation en temps ordinaire. La crise et le confinement ont donc accentué le décrochage scolaire. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de cette reprise : identifier les lacunes des enfants pour retravailler ces points.

Que faudrait-il faire pour améliorer encore cette politique ?

On ne peut pas obtenir une égalité des chances sans partir du réel. On doit sortir des principes généraux. C’est presque du cousu main qu’il faut faire selon les établissements. Les moyens financiers et pédagogiques doivent être retravaillés au plan territorial en fonction de l’évaluation de leurs effets. L’avenir passe aussi par le renforcement d’un pilotage de proximité.
Pour beaucoup d’élèves, l’école aide à se construire. Les REP et REP+, l’IEN, le coordonnateur de réseau et le chef d’établissement doivent avoir des échanges réguliers, mobiliser leurs équipes autour de projets scrutant d’abord les apprentissages scolaires. Il faut miser sur la bienveillance et l’accompagnement exigeant dans un environnement sécurisant tout en valorisant la réussite.

En quoi les récentes orientations de l’Education nationale ouvrent de nouvelles perspectives selon vous ?


La nomination de Nathalie Elimas en tant que secrétaire d’Etat chargée de l’éducation prioritaire est un signal envoyé par le ministère pour dire son importance. Historiquement, les zones d’éducation prioritaire étaient inscrites dans la politique de la ville. On peut imaginer que l’éducation prioritaire va s’étendre au niveau des territoires et concerner les jeunes de 3 à 25 ans jusqu’au moment de leur insertion.
Pendant toutes ces années, l’éducation prioritaire a fonctionné comme un laboratoire pédagogique. Certains de ses enseignements et outils pourraient même être appliqués de manière plus vaste aux autres établissements scolaires.