Dans son communiqué du 21 décembre 2023, le collectif Maths&Sciences remet en question les annonces du gouvernement pour endiguer la baisse de niveau des élèves. Entretien avec Mélanie Guenais*, coordinatrice du collectif.

Pour le collectif Maths&Sciences, les annonces de Gabriel Attal (en tant que ministre de l’Education nationale) sur les mathématiques ne règleront pas les problèmes de fond. Image : Getty


Parmi les mesures gouvernementales qui vous semblent hors-sujet, vous mentionnez la création de groupes de niveaux flexibles en maths et français. Pourquoi ?

Le dernier rapport PISA montre que les pays pratiquant la répartition d’élèves par niveaux n’ont pas de meilleures performances en maths, ce serait même plutôt le contraire. La recherche scientifique arrive aux mêmes conclusions. Cette préconisation n’a donc pas de raison d’être efficace. Et puis, ça nécessite une grosse organisation des établissements, ça déstructure les classes, c’est coûteux en termes d’enseignants… Ça pose donc question.

Vous craignez également des effets pervers de ces groupes de niveaux…

Oui, d’abord comme notre système scolaire est très inégalitaire socialement, les élèves faibles seront surtout socialement défavorisés. Les groupes de niveau regrouperont donc les élèves de même milieu social, alors que le rapport PISA insiste sur l’importance de groupes classes socialement mixtes. Il y a un enrichissement mutuel : les uns y trouvent des modèles parmi leurs pairs, les autres apprennent à comprendre mieux leurs camarades.

Ensuite, la plupart des études observent que cette pratique accroît les inégalités scolaires. Ça peut faire monter le niveau des élèves forts mais ça dépend beaucoup des pratiques de l’enseignant. Celui-ci a parfois tendance à répéter des techniques pour accélérer la vitesse de résolution alors qu’il faudrait approfondir la capacité de raisonnement. Et puis, ces groupes font surtout beaucoup descendre le niveau des élèves faibles qui se trouvent sans camarades moteurs. Il y a donc un grand risque d’augmenter les inégalités sociales, sans nécessairement améliorer le niveau des plus forts.

En quoi le retour du redoublement (avec décision finale de l’équipe éducative) pose-t-il problème selon votre collectif ?

Ça va à l’encontre du rapport PISA et de la recherche. Aucune étude ne montre un effet positif du redoublement, excepté parfois, à très court terme. A long terme, il y a une prédisposition à l’échec scolaire, aux filières courtes et peu d’espoir de promotion sociale. Il y a cinq fois plus de redoublements chez les enfants d’origine sociale défavorisée, c’est donc injuste socialement. Ça handicape aussi les élèves allophones. C’est souvent vécu comme une rétrogradation. Mais à la décharge des enseignants, c’est le seul moyen mis à leur disposition pour s’adapter à l’hétérogénéité des publics.
Les pays qui n’utilisent pas le redoublement ont des dispositifs adaptés pour faire progresser les élèves, comme la remédiation ciblée ou le tutorat par les pairs ou l’enseignant. Pourquoi n’essaye-t-on pas en France de tels dispositifs ?
Enfin, si l’enseignant décide du redoublement à l’encontre des parents, l’enfant ne peut pas percevoir ce redoublement positivement, comme une occasion de progresser. Tout le monde doit être d’accord pour se dire que cette solution-là va lui être profitable.

Le ministère préconise le recours à des manuels labellisés et à des méthodes pour appliquer les maths. Ces manuels s’appuieraient sur la méthode de Singapour (le pays est régulièrement classé en tête des évaluations TIMSS et PISA). C’est une méthode reconnue, non ?

La méthode Singapour, en France, désigne le nom d’un manuel dirigé par Monica Neagoy. Il y a donc une ambiguïté sur les termes utilisés. Imposer un manuel dirigé par une personne qui siège au Conseil scientifique de l’Éducation Nationale poserait un problème de conflit d’intérêt majeur. La méthode Singapour, ça ne veut rien dire, il faudrait parler plutôt du système mis en place dans ce pays pour favoriser l’apprentissage des maths.

Cette méthode a fait ses preuves…

Non, mais le système mis en place oui, en termes de performance en maths pour les élèves de Singapour. Cela inclut des enseignants largement mieux formés qu’en France, qui sont sélectionnés parmi les meilleurs étudiants, et sont très bien payés. On a un différentiel de compétences et de reconnaissance qui est gigantesque. A Singapour, il y a une compétition énorme à l’école, et les élèves ont souvent des cours particuliers en plus. L’enseignant est extrêmement disponible pour ceux en difficulté. On ne joue pas à jeu égal. Ce n’est pas en transposant juste un outil qu’on va transformer les élèves. Par ailleurs, dans l’étude Timss 2015, on s’aperçoit que les élèves français aiment beaucoup plus les maths et sont plus en confiance que ceux de Singapour. Même en admettant qu’on ait des enseignants aussi performants et des élèves aussi investis, cette méthode ne les rend pas heureux d’apprendre les maths.

Cette méthode s’appuie sur la manipulation, l’approche concrète…

Oui mais passer par le concret pour résoudre des problèmes ou travailler sur les nombres et finir par l’écriture chiffrée ce n’est pas nouveau. Beaucoup de méthodes chez les petits le font déjà. En imposant des manuels labellisés et des méthodes, on réduit le rôle de l’enseignant à celui d’exécutant. Or il y a besoin d’autonomie, de réflexion, de formation pour enseigner efficacement. En plus, il y a 400 000 enseignants au primaire. Ceux qui ne veulent pas utiliser un manuel imposé ne le feront pas… C’est le risque déjà constaté quand une école choisit un manuel et que certains enseignants n’y adhèrent pas.

Votre collectif doute également de la pertinence de la nouvelle épreuve anticipée de Culture mathématique et scientifique au bac. Pourquoi ?

On a une réforme du lycée catastrophique, complexe, illisible pour les orientations dans le supérieur… On ajoute une épreuve de maths sans que la discipline ne soit identifiée pour tout le monde de la même manière. Il est dit que ce sera une épreuve de maths mais qui s’adossera à l’enseignement scientifique de 1ère. Donc ce n’est pas des maths. Dans cet enseignement scientifique, on a ajouté 1h30 de maths, mais pas pour tout le monde. Pour les élèves qui n’ont pas cette heure et demie de maths, on dit que ce serait plutôt la spécialité maths qui serait évaluée. Alors pourquoi celle-ci aurait une épreuve en 1ère mais pas les autres spécialités ? Ce n’est pas très cohérent. Pour que cette épreuve devienne simple, il faudrait rendre les maths obligatoires pour tous, sur le même créneau : cela reviendrait à dire qu’il y a 4h de maths pour tout le monde, mais ce serait ou bien 4h de l’actuelle spé math, ou bien 4h de maths plus ouvertes vers les sciences sociales. On ne toucherait pas alors à l’enseignement scientifique mais on supprimerait les 1h30 de maths actuelles qui ont été rajoutées seulement pour certains élèves.

Vous regrettez que ces annonces gouvernementales fassent l’impasse sur d’autres problématiques : le manque de candidats aux concours d’enseignants et la baisse des élèves en parcours scientifique au lycée général depuis 2020. Qu’auriez-vous préféré ?

Ces deux points sont liés. Quand on a des problèmes de recrutement, il est difficile d’augmenter le nombre d’heures proposées aux élèves. Actuellement, on a 3h30 de sciences obligatoires en 1ère sur 28h de cours hebdomadaires, et seulement 2h sur 28h en terminale. Le poids des sciences dans le parcours des élèves est très faible. Il est indispensable de rajouter des heures de sciences obligatoires pour tous les élèves si on ne veut pas créer de trou dans le continuum de la formation scientifique. Il faut aussi retarder l’âge des choix pour limiter les problèmes d’orientation. Les élèves de 2nde sont obligés de faire des choix qui se retournent contre eux par la suite s’ils changent d’avis. Par exemple, un élève qui abandonne la physique, mais s’aperçoit en 1ère qu’il lui en faut, aura du mal à retomber sur un parcours scientifique en Terminale et dans le Supérieur. Avoir 4h de maths obligatoires pour tous les élèves en première, limitant le choix entre deux contenus, irait plutôt dans une bonne direction.

La perte de polyvalence en terminale est aussi très problématique, en particulier pour les sciences, et nuit aux élèves (qui sont surtout des filles) qui s’orientent en santé : l’abandon obligatoire d’une spécialité alors qu’elles sont toutes nécessaires, conduit souvent à l’abandon des maths, ce qui limite ensuite leurs possibilités de s’orienter vers d’autres sciences. Il faudrait donc aussi pouvoir garder les trois spécialités en Terminale pour avoir plus d’ouvertures après le bac.

Quid du recrutement des enseignants ?

Pour attirer les étudiants, il faudrait avancer le concours pour leur permettre d’être payés dès l’entrée du master, où ils suivraient leur formation en alternance. Ça leur permettrait d’entrer progressivement dans le métier avant d’être titularisés après l’obtention du master.

Il serait aussi souhaitable d’offrir des conditions de travail plus ouvertes, c’est-à-dire sans défiance de l’État ; laisser du temps aux enseignants en dehors de la classe pour réfléchir aux enseignements, échanger avec les équipes et avoir une véritable formation professionnelle en lien avec l’université et la recherche. Cette montée en compétences, associée à une augmentation de la rémunération, revaloriserait aussi l’image du métier.

*Mélanie Guenais est également vice-présidente de la Société Mathématique de France et maîtresse de conférences en mathématiques à l’université Paris-Saclay.