C’est en commençant comme enseignant que vous vous êtes penché sur la relation affective professeur-élève et ses effets. Comment est-ce venu exactement ?

J’ai été enseignant vacataire en SVT en lycée pendant quelques années avant d’enseigner pour la protection judiciaire de la jeunesse à des adolescents en centres d’insertion. Bien que le contexte soit différent, j’ai remarqué que dans ces deux cas quand les élèves appréciaient l’enseignant, ils étaient plus mobilisés et obtenaient de meilleurs résultats. Mes collègues faisaient le même constat que moi. Mais quand on en parlait ensemble, très vite, on avait un dogme en tête qui nous rappelait qu’on n’était pas là pour ça. L’implication relationnelle et affective entre professeur et élèves est un sujet tabou. Certaines personnes ont déjà l’intuition que cette relation influe sur les résultats mais j’avais envie de la valider à partir d’études. C’est ainsi que j’en ai fait mon sujet de thèse.

On a longtemps dit qu’il fallait éviter de s’impliquer émotionnellement avec les élèves. Depuis quelques années, les études prouvent le contraire…

Oui, il y a des études qui continuent de m’impressionner. Elles sont réalisées à très long terme, pendant parfois dix ans sur des milliers d’élèves. Les enseignants-chercheurs mesurent plein de variables (milieu social, fratrie, compétences intellectuelles…) et arrivent à isoler l’enseignant comme seul paramètre qui diffère. Des années après, on le voit statistiquement, il y a un lien entre la relation établie avec leur enseignant et leur réussite professionnelle. En tant que professeur, on se dit souvent qu’on sème des graines et là les études en montrent les résultats.

En quoi cette relation affective est-elle bénéfique pour l’élève ?

Quand on apprend, on passe par des émotions négatives. On peut éprouver du découragement. On peut penser que ça ne sert à rien car on se sent en situation d’échec. L’attention et la mémoire, entre autres, sont sous l’influence des informations émotionnelles et vice-versa. Ainsi, si l’élève sent le regard sécurisant de l’enseignant, ça l’aide à surmonter ses difficultés, à rester concentré sur sa tâche. Quand il se sent aimé, estimé, ça le rassure et lui permet de développer sa curiosité et son autonomie. Ca lui donne envie d’explorer des terres inconnues, de se dépasser, y compris en dehors de la classe. Cela lui apporte un sentiment de bien-être à l’école qui favorise les comportements pro-sociaux comme le fait de vouloir aider les autres, par exemple. 

Et qu’en retire l’enseignant ?

Les études démontrent qu’en moyenne les enseignants les plus impliqués affectivement sont les plus motivés et satisfaits de leur travail. C’est un cercle vertueux. Bien sûr ce niveau de satisfaction peut varier d’une classe à l’autre. Un groupe avec des élèves ayant des problèmes de comportement peut mettre l’enseignant en difficulté et l’amener à moins s’investir. Mais il en sera le premier à en payer le prix car il sera alors moins satisfait de son travail. Donner de son énergie est généralement plutôt payant.

Qu’est-ce qu’on entend finalement par « aimer les élèves » ?

L’amour que j’étudie est celui compassionnel, tourné vers le bien de l’autre, où l’on n’attend rien en retour. C’est un amour asymétrique où l’on a plaisir à voir l’élève s’améliorer et se passer de nous au final.

Quelle attitude adopter pour l’instaurer dans sa classe ?

Cette relation affective se manifeste par une capacité à penser aux élèves, à leur consacrer du temps, à se représenter ce qu’ils ressentent… Ca revient à faire preuve d’empathie. C’est aussi une certaine manière de regarder l’élève, positivement, d’avoir confiance en ses capacités, en sa personne, de l’estimer, de faire attention à lui. Ca passe également par une attitude comportementale avec des actes concrets. Ca peut être, par exemple, le fait de réexpliquer une leçon, de préparer quelque chose qui peut les intéresser, de les encourager verbalement. Il y a aussi une dimension émotionnelle. Ca se ressent quand un professeur a plaisir à retrouver ses élèves, à les voir progresser ou qu’il est peiné quand ils sont en difficulté. 

Comment trouver la juste frontière ?

Je dirais que plus qu’une question de distance c’est surtout une question d’être à la bonne place. On ne peut pas tout partager avec un élève et inversement. Il n’y a pas de hiérarchie, chacun a juste un rôle différent à tenir. L’enseignant doit avoir une attention inconditionnelle sans être intrusif pour laisser de l’autonomie à l’élève. Certains enseignants mettent une barrière claire une fois les cours finis pour préserver leur vie perso, d’autres ont une porosité moins encombrante. C’est à chacun d’être vigilant par rapport à ses besoins.

Peut-on réussir à s’impliquer affectivement avec certains élèves plus agités ?

C’est plus difficile mais en même temps tellement central ! Ca oblige à trouver des solutions. Les enseignants développent alors souvent leur capacité à voir ces élèves autrement. Ils se disent que l’élève ne perturbe pas le cours intentionnellement, qu’il a des difficultés par ailleurs. Ce qui permet de continuer à s’impliquer avec lui. Les travaux démontrent que cette capacité à voir l’élève autrement dépend beaucoup des ressources que l’enseignant trouve lui-même autour de lui, c’est-à-dire s’il est isolé ou soutenu.

Justement, comment faire quand on se sent parfois mal reconnu ou aimé soi-même par l’institution, la société ?

C’est compliqué… On peut se dire qu’on est là pour les élèves. On peut aussi trouver du soutien auprès de son conjoint, de ses proches. Mais idéalement, c’est auprès des inspecteurs, des chefs d’établissement, et de son équipe que l’on doit trouver ces appuis. C’est important de prendre le temps de se réunir autour d’une table pour parler de ces sujets et pas uniquement de l’aspect matériel ou organisationnel.