Pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Lev Fraenckel, je suis enseignant depuis plus de 10 ans, à l’université de Strasbourg et au lycée. Je fais des contenus de vulgarisation sur YouTube et TikTok, et je publierai en avril prochain un livre destiné à aider les lycéens à réussir l’épreuve de philo au bac.

Comment avez-vous été amené à partager votre travail sur les réseaux sociaux ?

Plus jeune, j’étais plutôt bon élève, mais je n’aimais pas beaucoup le cadre scolaire, que je trouvais un peu étouffant : les notes, les programmes à terminer… On transmettait un savoir, mais je trouvais qu’on n’aiguisait pas vraiment la curiosité intellectuelle des élèves. Comme disait Plutarque : « enseigner ce n’est pas remplir un vase mais allumer un feu. » Quand je suis devenu prof, j’avais très peur de reproduire ça.

Et puis, il y a trois ans, j’ai ouvert une chaîne YouTube. Quand il y a eu un engouement autour de mes vidéos, j’ai pensé que ça pouvait être une autre manière d’enseigner, en échappant aux contraintes parfois rigides du système scolaire. Je peux aborder des questions un peu décalées que je n’aurais pas abordées en cours. Et surtout, le public qu’on a sur YouTube est un public qui a choisi de regarder nos vidéos : c’est une approche différente. Il y a trois mois, je me suis aussi lancé sur TikTok, pour faire des vidéos de révision à l’approche du bac.

Vous connaissiez déjà le monde de la vulgarisation scientifique avant de vous lancer ?

Oui, je suis moi-même un grand consommateur de vulgarisation. En salle des profs, on entend parfois que la jeunesse n’est plus curieuse, que c’était mieux avant… Mais Internet montre le contraire, les jeunes s’intéressent à beaucoup de choses.

La vulgarisation, c’est assez incroyable. J’aurais rêvé d’avoir ça à 15 ans : pouvoir poser une question dans un moteur de recherche et avoir accès à des contenus variés. Il y a tellement de possibilités ! La télévision n’a jamais proposé autant de contenu intellectuel. C’est une grande chance pour la jeunesse.

Pensez-vous que la philosophie soit une discipline qui a particulièrement besoin d’être vulgarisée ?

C’est une matière qui fait peur aux élèves. Déjà, l’exercice de la dissertation : une question à laquelle on doit répondre pendant 4h, c’est quelque chose qui peut angoisser. Le fait de rendre la philosophie accessible permet de désamorcer un peu cette angoisse.

« Je préfère qu’un jeune regarde Fast and Furious et philosophe dessus, plutôt qu’un film de Godard qu’il ne va pas toujours comprendre »

Faire de la vulgarisation en philosophie, ça permet aussi de parler au référentiel culturel des élèves : ils n’ont pas forcément les références classiques de leurs enseignants. Quand je parle du film Fast and Furious dans une vidéo sur Schopenhauer, c’est avec cette idée. Je préfère qu’un jeune regarde Fast and Furious et philosophe dessus, plutôt qu’un film de Godard qu’il ne va pas toujours comprendre. Il ne faut pas servir aux élèves que de la culture pop, bien sûr, mais ça permet aux élèves de comprendre que la philosophie n’est pas qu’une discipline de l’abstrait.

Vous avez rencontré du succès sur TikTok grâce à des vidéos de révision pour le bac…

Je voyais que les élèves avaient souvent du mal à lier leurs connaissances avec la question de dissertation posée aux examens. Il fallait leur proposer un contenu synthétique pour faire le lien entre toutes les notions, donner une vision d’ensemble du programme. J’ai donc fait une série de vidéos « révisions » avant le bac, et c’est là que la chaîne a explosé. Suite à ça, il y a eu des milliers de témoignages d’élèves qui me disaient qu’ils avaient eu de très bonnes notes grâce à mes vidéos.

Vous n’avez pas peur que les formats courts remettent en question l’enseignement de la philosophie, ou concurrencent l’enseignement académique ?

Pour être honnête, je suis allé sur TikTok à reculons. Beaucoup de choses me faisaient peur sur cette plateforme, à commencer par l’algorithme et le scrolling compulsif qu’il engendre. Je n’étais pas à l’aise non plus avec le format de 3 minutes : la philosophie demande du temps. Mais j’ai ensuite réalisé que ces formats courts répondaient vraiment à une demande, celle d’un contenu plus synthétique et qui donne une vision d’ensemble.

Je ne pense pas que ça remette en question ou concurrence l’enseignement classique. Au contraire, je pense que c’est complémentaire : en cours, les notions sont traitées de manière plus approfondie.

Sur vos plateformes, vous représentez une figure jeune, populaire… Faut-il « humaniser » la philosophie ?

Je pense qu’en cours, la présence physique de l’enseignant et des élèves est importante : il y a une incarnation du savoir, un dialogue… parfois on raconte un peu sa vie pour illustrer un propos. Cet aspect peut manquer à l’enseignement à distance. Sur YouTube ou TikTok, c’est important d’avoir une vraie relation qui s’installe, d’interagir avec les gens…

Bien sûr, ça pose la question de l’image, et on sait que les philosophes préfèrent les idées aux images, qui peuvent être trompeuses. Mais dans l’enseignement, il y a toujours autre chose que du savoir pur. Les affects entrent aussi en jeu : on peut penser à la question du transfert dans la psychanalyse, ou à la « provocation » qui fait partie de l’enseignement de la philosophie.

De la même manière, j’invite sur ma chaîne des personnalités : sur YouTube, j’ai fait des vidéos accompagné d’autres vulgarisateurs, comme Bruce Benamran de la chaîne e-penser. Sur TikTok, j’ai lancé un format dans lequel j’interviewe des personnes qui viennent d’un milieu a priori très différent de la philosophie académique, comme le kick-boxeur Jérôme Le Banner. L’idée est de montrer que la philo peut toucher tout le monde, jusqu’à un champion de kick boxing.

Vous abordez des sujets d’actualité parfois sensibles dans vos vidéos. Ça fait partie du travail de vulgarisation ?

Ça fait partie de la philosophie. Socrate ne pensait pas détenir le savoir, il voulait ouvrir le dialogue en allant voir des grands généraux, des prêtres, des professeurs sophistes et en leur posant des questions sur le savoir qu’ils pensaient avoir : c’est « l’ironie socratique. »

L’actualité nous touche de près : que ce soit les attentats, l’affaire Polanski… il ne faut pas avoir peur d’en parler. Si on renonce à parler de ce qui nous touche, de quoi va-t-on parler ? Ça donne parfois lieu à des débats sensibles, mais l’intérêt de la philosophie est d’enseigner aux élèves à prendre de la distance avec leurs affects primaires (les opinions préconçues, le conditionnement, l’éducation reçue) pour élaborer une réflexion conceptuelle la plus libre possible. C’est là que la philosophie a quelque chose à dire. La bonne provocation, c’est celle qui suscite la curiosité, qui fait réfléchir : il ne faut pas que ce soit stérile, il faut savoir jusqu’où on peut aller.

Vous avez aussi enseigné en prison pendant un an. C’est une volonté de votre part de vous confronter à plusieurs types de publics ?

Oui, c’est une collègue qui m’en a parlé, et qui m’a proposé de la remplacer quand elle a arrêté. Il s’agissait d’ateliers de philosophie, que les détenus pouvaient choisir entre plusieurs autres cours.

Les détenus partagent les mêmes questions que nous, sinon plus. Ils ont, pour beaucoup, un réel besoin de parler, de se questionner sur leur existence. On ne fait pas de la philo pour les philosophes, on en fait pour toutes les personnes que la philosophie peut aider. Pendant deux heures, on essaie d’oublier les barreaux pour réfléchir à la notion de conscience, de liberté, de morale, de vérité… qui prennent parfois un sens très fort pour eux. C’était une belle expérience. On rencontre des gens qui ont une histoire, ça permet aussi de comprendre comment ils en sont arrivés là.