Depuis quelques jours, les Open badges suscitent la polémique auprès des professeurs. Ces outils numériques, créés en 2010 par les fondations Mozilla et MacArthur, permettent de « valoriser et rendre visibles les expériences et apprentissages non formels », peut-on lire sur le site openbadges.info. Ces images numériques contiennent, en effet, diverses informations (identité de la personne qui l’a délivré, du bénéficiaire, compétences, savoir-faire, engagement ou autres reconnus par ce badge et sur quels critères, preuves éventuelles et date de délivrance).
En France, les premières expérimentations datent de 2017 avec l’université de Caen et le collectif Badgeons la Normandie qui les utilisent pour enrichir les CV des étudiants. Ces Open badges attestent ainsi de « soft skills » pour compléter les diplômes. Mais les Open badges s’adressent aussi aux enseignants. Ils sont en ligne sur leur espace M@gistere et permettent de voir qui dispose de tel savoir.

Une reconnaissance des compétences

Fin juin, les rectorats de Poitiers, Montpellier et Nice ont souhaité valoriser par le biais d’Open badges les compétences dont les enseignants ont su faire preuve pendant le confinement pour assurer l’enseignement à distance. « Des choses que nous repérons en temps normal aussi dans les entretiens de carrière, dans les évaluations, mais qu’ici on singularise et auxquelles on donne une dimension vraiment professionnalisante », a assuré Bénédicte Robert, rectrice de l’académie de Poitiers, dans une vidéo de présentation. Isabelle, professeure d’anglais en lycée professionnel dans cette académie, trouve l’idée des Open badges très intéressante. « C’est une autre façon de concevoir la reconnaissance de ses compétences transversales ou des nouvelles connaissances et notions utiles à notre développement professionnel et pour faire progresser nos élèves. Traditionnellement, celles-ci sont peu valorisées alors qu’elles se font souvent grâce à l’auto-formation. Et c’est vraiment dommage », confie Isabelle. Le fait que l’Open badge puisse être obtenu grâce à un pair lui paraît également pertinent car il ne s’agit plus d’une valorisation par la hiérarchie. Stéphanie est professeur des écoles, elle aussi, dans l’académie de Poitiers. Elle accueille également les Open badges d’un bon œil. « Je me forme énormément de mon côté, en plus des formations institutionnelles. Je trouve ça plutôt bien de pouvoir mettre cela en valeur dans le cadre professionnel. J’imagine que les Open badges, comme nous le faisons dans les classes avec le tutorat et la coopération, pourraient servir à mettre en contact les collègues dont l’un a un projet et l’autre l’expérience pour faire aboutir le projet plus aisément », explique-t-elle.

Une création de réseau 

C’est en effet, l’un des objectifs des Open badges, comme on peut le lire sur le site de l’académie de Poitiers, « ils permettent de contacter des personnes qui ont les mêmes centres d’intérêt et de les suivre, de créer des réseaux de confiance dans un écosystème régional et de développer des collaborations à partir des compétences et des engagements des uns et des autres. En somme, l’Open badge est passé d’une image numérique à un constructeur de réseaux sociaux de compétences et de valeurs ».
Mais bon nombre d’enseignants doutent de l’intérêt du dispositif. « Je ne pense pas que ça soit utile pour se reconnaître entre pairs. Au sein d’un établissement, tout le monde sait qui est « bon prof » et qui « l’est moins ». Un badge (tout comme un concours !) ne fait pas d’un homme/ une femme un(e) bon(ne) prof. Les profs qui ont des compétences informatiques sont très vite connus et mis à contribution… Après, avoir des référents en cas de besoin pourrait être une piste mais au lieu du badge il devrait plutôt y avoir une certification reconnue comme un diplôme et une prime », déclare Adeline, professeure d’économie-gestion et droit en BTS dans l’académie de Montpellier.

Pas un moyen d’évoluer

Lors de sa présentation vidéo, la rectrice de Poitiers a précisé que ce badge pouvait être valorisé à l’occasion d’un PPCR. Pour Adeline, il y a d’autres moyens de reconnaître les compétences acquises par un prof. Elle doute de l’efficacité du dispositif pour évoluer professionnellement dans l’Education nationale. « L’évolution de carrière par le biais des grilles salariales connues et récemment modifiées montre qu’évoluer dans la filière reste difficile : que l’on soit bon ou mauvais prof, nous avons un même service annuel à gérer avec une grille salariale qui n’évolue quasiment qu’avec l’ancienneté (mis à part l’obtention d’un nouveau diplôme) », déclare l’enseignante. Même avis du côté de Kévin, professeur agrégé de mathématiques dans le Var : « Lors des entretiens de carrière, les inspecteurs ou chargés de missions doivent évaluer l’ensemble des compétences dont nous faisons preuve. Cette évaluation ne nécessite pas forcément l’utilisation ou la considération des Open badges, puisque nous pouvons démontrer lors de la séance notre degré d’utilisation des outils numériques. Cette mesure est assez inefficace, d’autant que l’intégration des nouvelles technologies dans l’enseignement fait partie intégrante de notre métier », ajoute-t-il.

Des badges « infantilisants »

Pour certains professeurs, la remise de l’Open badge pose question. « Un badge pour avoir de la valeur doit être mérité, comme une médaille de l’armée. Il doit suivre un exploit et être remis personnellement. Certainement pas en cliquant sur une case à la portée de n’importe qui. J’ai l’impression d’être en Ce1 quand la maîtresse me donnait une image », réagit Alex, professeur de mathématiques dans le Val-de-Marne.
Dans l’académie de Montpellier, quatre Open badges attestent ainsi de niveaux d’« agilité pédagogique Covid-19 » : explorateur-trice, passeur-se, utilisateur-trice, et bâtisseur-seuse. Certains comparent ces badges à ceux de jeux vidéo ou de dessins animés type Pokemon. « Je suis très réticent voir même choqué par cette initiative. Les termes utilisés pour encadrer ces badges sont infantilisants. L’agilité pédagogique, ça va de soi, car en tant que professeur, on s’adapte toujours à nos publics. Quand il y a un blocage, ce n’est pas le signe d’une mauvaise volonté de notre part. Ces Open badges correspondent à des dynamiques plus lourdes de surveillance des profs, à un climat malsain propagé par le ministère. La logique plus profonde est de favoriser les enseignants qui s’adaptent vite et sans poser de questions à des réformes brutales », réagit Gweltaz, professeur d’histoire-géographie dans les Hauts-de-Seine.
Stéphanie entend les incompréhensions et la colère de beaucoup d’enseignants. Mais pour connaître certains membres des équipes de la Dane Poitiers, elle rétorque que « leur but n’est certainement pas d’infantiliser les enseignants. L’équipe veille à promouvoir les initiatives en territoire. Après, le timing et les difficultés de cette fin d’année ont certainement exacerbé les réactions », analyse la professeure des écoles qui pense que la finalité de ces badges n’a peut-être pas assez été explicitée.

Formations, primes…

Même si les Open badges commencent à émerger depuis plusieurs mois (l’académie de Montpellier en propose déjà 57 en lien avec les ENT, PIX, chant choral, classe inversée, escape game…), leur mise en lumière en cette fin d’année difficile tombe mal. « Que diriez-vous si, après avoir été accusée d’être une feignasse par les médias, alors que vous êtes droite dans vos baskets, mal payée, on vous proposait de postuler pour obtenir un badge en PDF ? », lance ainsi Déborah, professeure des écoles en Gironde. « C’est surtout décevant puisqu’on attendait plutôt que notre métier bac +5 soit valorisé au minimum au même niveau que les pays voisins… Dans un contexte où on doit se mettre en danger pour deux semaines de garderie forcée entremêlée de prof bashing, c’est dur… », ajoute Alex. Kévin, lui, aurait apprécié une prise en charge financière du matériel informatique utilisé par les professeurs sur leurs fonds propres et des formations continues moins éloignées de la réalité du terrain. Isabelle, même si elle est favorable aux Open badges, comprend les réticences et questionnements de ses collègues. « D’abord, c’est nouveau et il y a des points importants qui restent à éclairer : qui peut émettre le badge ? Qui le validera ? Pourront-ils être intégrés durablement à notre CV ? Quelles métadonnées seront retenues ? »…
Les académies devront encore communiquer autour de ces Open badges et dissiper les craintes des profs s’ils veulent qu’ils les adoptent massivement.