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Vous avez engagé sur Twitter, en février dernier, une discussion autour de la déontologie et de l’éthique en éducation, tout en veillant à bien distinguer ces deux piliers. Pourquoi ?

Caroline Veltcheff. Si vous me le permettez, j’ajouterai aujourd’hui un troisième pilier, le droit. Toute ma réflexion est issue d’un travail au long cours, essentiellement basé sur des situations de crise et les dérapages qui se produisent sur le terrain. Nous sommes dans un état de droit où des règles sont posées. Or, ce qui est frappant lorsqu’on travaille pour l’Education nationale autour des phénomènes de crise, c’est que souvent, les situations dérapent car les acteurs ne se réfèrent pas à la question du droit pour les éclaircir.

En tant que fonctionnaires de l’Etat, dans l’exercice quotidien, il est trop peu fait référence aux principes généraux du droit français pour penser une situation. Le droit comme médiation peut remettre à sa juste place  un événement.

Pour le cadrage de la déontologie, on est sur quelque chose de complexe car il n’y a pas de réel dialogue entre une instance et le ministère ad hoc. Dans certains pays, les enseignants ont des ordres dédiés, comme il en existe pour les médecins, les pharmaciens… En France, ce n’est pas le cas. Il y a chez nous un mélange entre le droit pur et la déontologie professionnelle. C’est embêtant de ne pas distinguer ces ordres de choses, car le monde évolue. Ce serait un incitateur de bonnes pratiques et un atout protecteur pour le personnel.

Eric Tournier. Nous pouvons en effet ajouter le droit pour deux raisons. D’abord parce qu’un comportement éthique doit bien sûr respecter les principes fondamentaux du droit. Ensuite parce que la déontologie relève de la loi. Les éléments qui la constituent se réfèrent à un cadre législatif et réglementaire. La loi Le Pors de 1983 l’a portée. La loi d’avril 2016 a redéfini la déontologie, les droits et les obligations des fonctionnaires que sont les personnels de l’Education nationale. Parmi les composantes de la première figurent la dignité, l’impartialité, l’intégrité, la probité, l’obligation de neutralité, le respect du principe de laïcité…

En éducation, convoque-t-on l’éthique personnelle ou professionnelle ?

Caroline Veltcheff. L’éthique vient d’éthos, en grec. Pour moi, c’est typiquement l’ensemble des valeurs construites sur le substrat personnel de l’individu. Dans toutes les situations, il est préférable que le droit, la déontologie et l’éthique soient alignés, mais il y a des cas où on doit balancer entre ces trois piliers. Prenez le cas de cette enseignante, très compétente, qui s’est adressée brutalement à une jeune femme qui portait un voile. Cette dernière était une stagiaire Greta, donc elle ne relevait pas du règlement intérieur du lycée. L’enseignante s’est alors trouvée en disjonction entre le droit et le principe de laïcité, sa déontologie professionnelle et son éthique personnelle. La vie est beaucoup plus riche de situations complexes où il faut s’interroger sur ces trois ordres de choses. Le texte qui encadre la fonction enseignante est celui des fonctionnaire de l’Etat qui demande d’agir de manière éthique et responsable, mais les circonstances sont toujours très complexes.

Eric Tournier. Si l’éthique fait partie du champ personnel, je crois qu’il faut raisonner aussi en termes d’éthique professionnelle. L’arrêté du 1er juillet 2013 relatif au référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation stipule bien que les professionnels doivent agir en éducateur responsable et selon des principes éthiques. Ils sont aussi évalués en fonction de leurs capacités à agir selon des principes éthiques.

Si, dans le cadre de notre activité de fonctionnaire, quelle que soit notre position, nous n’avions que des décisions ou postures simples à prendre, il suffirait de se référer à des arrêtés, des circulaires. Mais on ne travaille qu’avec de l’humain et il est plus ou moins prévisible. C’est pourquoi il nous faut convoquer une éthique de comportement.

Dans le domaine de l’éducation, il est donc bon d’adopter un questionnement éthique : de s’interroger, lorsqu’on conduit une action, sur ce qui est bon, ou mauvais pour autrui, sur ce qui est souhaitable ou non ; de se questionner  sur les conséquences à court, moyen et long terme de ses actions, de s’assurer que notre comportement est bien conforme aux grandes valeurs de l’Ecole.

Eric Tournier, vous faites raisonner l’éthique avec plusieurs termes pivots. Pouvez-vous nous les détailler ?

Eric Tournier. Dans le champ éducatif, l’éthique rassemble plusieurs attitudes vis-à-vis des élèves. L’éducabilité tout d’abord. Le principe que chaque élève peut progresser, peut apprendre, quelle que soit sa propre situation. Tout acte professionnel, dans l’enseignement, dans l’évaluation, dans le regard que l’on porte, doit manifester explicitement que l’on croit en sa capacité à progresser. Ce qui nous amène à la notion de bienveillance, qui doit toujours, ou presque, être associée au terme d’exigence. Là, je crois que nous sommes au cœur du comportement éthique de l’éducateur, de l’enseignant. Il se doit d’être exigeant, de faire progresser les élèves pour instituer de futurs citoyens, mais tout cela n’a de sens que si son exigence est couplée à de la bienveillance.

Autre élément : l’inclusion qui consiste à dire que si l’élève a des difficultés, ce n’est pas à lui de chercher à compenser, mais à l’institution d’organiser son enseignement pour lui permettre d’apprendre correctement. Enfin je parlerai de l’équité, de l’idée de mieux donner à ceux qui en ont le plus besoin ; et de la mixité en considérant que la différence et l’hétérogénéité participent aux apprentissages.

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Forme-t-on les futurs enseignants à l’éthique, à la déontologie, au droit ?

Caroline Veltcheff. Avec Jean-Pierre Obin, nous présentons aux cadres des études de cas en s’appuyant sur des faits et en les analysant à l’aune de ces trois entrées. Dans les Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (Inspe), ce n’est pas beaucoup fait. Moi, je l’ai proposé aux CPE dans les masters MEEF de Cergy, mais bon nombre d’enseignants ne sont pas aguerris à cette réflexion.

Toutefois ce que nous avons remarqué, c’est que la sensibilisation ne peut fonctionner que si on parle d’un point de vue pragmatique au personnel. Si on adopte un discours très générique, les interlocuteurs vont principiellement être d’accord, mais ça ne marche pas.

Eric Tournier. En principe nous le devons. A partir du moment où l’éthique fait partie des compétences professionnelles, elle doit au moins figurer dans les formations préparant aux concours.

Idem pour la déontologie. Etant à appliquer par tous les fonctionnaires, elle doit faire l’objet d’une formation initiale et continue. Mais la formation ne suffit pas. L’éthique et la déontologie exigent aussi un effort personnel de réflexivité : tout enseignant, tout éducateur doit s’interroger régulièrement sur ce qu’il fait de bien et de moins bien. Se repasser les situations compliquées auxquelles il a dû faire face et se demander s’il aurait pu agir différemment, mieux. De même, nous nous devons de lire, d’échanger en permanence avec d’autres. Encore une fois, chaque individu gagne à réfléchir sur sa propre pratique et à pouvoir observer celle de ses collègues. Je crois beaucoup aux collectifs de travail.

Pourquoi sont-ce des éléments dont nous nous emparons particulièrement aujourd’hui ?

Caroline Veltcheff. Les attentats de Charlie Hebdo, en janvier 2015, ont fait bouger le système. Des questions se sont posées. La deuxième entrée, c’est tout le travail qui a été fait sur la prévention des violences et du harcèlement à l’école. A partir du moment où on a réussi à introduire que le harcèlement scolaire était bien un délit, le droit de l’éducation a changé. Le regard sur des situations qui étaient tues ou mal traitées, a changé les réponses des acteurs et des institutions. Les violences extérieures et internes aux établissements ont concouru à remettre sur le devant de la scène ces trois piliers que sont le droit, la déontologie et l’éthique.

C’est d’ailleurs passé assez inaperçu mais le ministère  de l’Education nationale a créé un collège sur ces sujets-là. C’est dire, quand même, s’il y avait un besoin de reposer les choses. 

Eric Tournier. Les préoccupations vis-à-vis de l’éthique et de la déontologie reflètent l’exigence que la société peut avoir envers les services publics qui font partie d’une certaine identité française.

Le métier d’enseignant est aussi plus complexe qu’il ne l’a été à un moment donné. La société, le monde sont de plus en plus ouverts ; les technologies de l’information, mais pas que, bouleversent les rapports humains ; nous avons une plus grande ouverture sur l’autre… La scolarité est désormais obligatoire de 3 à 16 ans et dure bien au-delà ; les élèves viennent d’horizons divers, et les professionnels doivent faire face à des situations sans doute plus complexes, qui ne trouvent pas de solution dans les circulaires… L’éthique et la déontologie font alors figures de boussoles permettant de naviguer dans un environnement plus incertain qu’il ne l’était auparavant.

Dans une interview accordée au SNUipp à l’automne 2016, le professeur de sciences de l’éducation Eirick Prairat déclare « l’éthique professorale, pour relever les défis du temps et de la solitude, doit prendre appui sur un cadre déontologique clair ». Quel doit-il être selon-vous ?

Caroline Veltcheff. Un cadre déontologique devrait être discuté par des instances internes au ministère, par des acteurs de l’Education nationale qui co-construiraient un code déontologique. Il y a aujourd’hui quelques personnes qui répondent à un certain nombre de questions qui se posent dans l’exercice quotidien des fonctions au sein des académies. Avec l’association Droit Déontologie Ethique en éducation, nous souhaitons justement monter en puissance pour pouvoir engager une discussion avec le Collège de déontologie. Mon rêve, c’est que chaque école, que chaque établissement constitue une unité autour de ce triptyque.

Eric Tournier. Il n’y a pas de code déontologique particulier pour les enseignants mais un texte qui vaut pour l’ensemble des fonctionnaires. Ce qui n’est pas absurde. A ce titre, nous nous devons d’avoir tous, en tant que fonctionnaires de l’Etat, les mêmes principes qui guident notre action.