L’intelligence artificielle va avoir un impact considérable sur le rôle des professeurs documentalistes. Deux experts Canopé, tous deux anciens profs docs, nous expliquent pourquoi. Image : Getty

Réseau Canopé, opérateur de formation pour les enseignants, a pour ambition d’accompagner la communauté éducative face au nouveau défi que représente l’Intelligence Artificielle.

Franck Bodin (ancien professeur documentaliste, membre du Groupe de Travail de Réseau Canopé consacré aux Humanités numériques et directeur de l’atelier de Seine-Saint-Denis) et Christophe Coquet (ancien professeur documentaliste, formateur Réseau Canopé et animateur du webinaire “Les intelligences artificielles génératives dans le domaine de l’information et de la documentation”) nous éclairent sur la manière dont l’Intelligence Artificielle va impacter le travail des enseignants documentalistes.

Quel est le rôle des professeurs documentalistes face à l’Intelligence Artificielle ?

CC : Il est clair que l’irruption des intelligences génératives en 2022 a bouleversé le travail des professeurs documentalistes, car elle s’est faite pour le grand public, et que les élèves en ont rapidement fait de multiples usages. Les professeurs documentalistes doivent donc s’emparer de ces enjeux, car ils sont des professionnels de l’information et de la communication, au même titre qu’ils le faisaient jusqu’ici avec les médias sociaux, par exemple. En tant qu’enseignant, on ne peut pas adopter une approche défensive face à l’IA, ce qui pourrait pourtant être le premier réflexe. Au contraire, il faut en avoir une approche pédagogique : comprendre, expliquer,intégrer l’IA aux apprentissages. Il faut aussi vulgariser ses enjeux : techniques, juridiques, éthiques…

FB : Il est important d’outiller les enseignants face à l’Intelligence Artificielle, pas seulement en tant qu’objet technologique mais aussi en tant que fait social. Il faut qu’ils puissent identifier quelle proportion de leurs élèves utilisent l’IA et qualifier les usages qu’ils en font, notamment ceux liés à leur scolarité. Pour cela, nous suivons les enquêtes qui sont réalisées sur le sujet, en particulier l’une d’elle réalisée en Angleterre qui a montré que 4 jeunes sur 5 utilisent quotidiennement les IA génératives. Il s’agit principalement d’utilisations liées au divertissement. Ils se servent de Chat GPT mais aussi de beaucoup d’autres outils, comme Character.ai par exemple. Il faut mettre des mots sur des pratiques concrètes et déconstruire la mythologie de l’IA, pour pouvoir mieux l’aborder.

A quoi doivent se former les enseignants documentalistes ?

CC : En fait, l’IA ne pose pas de questions réellement nouvelles. Les formations doivent bien sûr aller au-delà des outils. Est-ce que les professeurs peuvent courir après toutes les applications d’intelligence artificielle ? Non. Mais ils doivent quand même se positionner, en acquérant une certaine culture, un certain nombre de connaissances et de compétences les plus transposables possibles sur ces sujets.

FB : L’entrée en matière ne se fait pas par l’outil mais par la compréhension de ces outils. Il faut réussir à déterminer quelles compétences l’on doit trouver chez les élèves pour qu’ils aient un usage émancipateur de l’IA. Or, si l’on rentre dans l’outil directement, on passe à côté de ces objectifs.

Car les applications d’intelligence artificielle nécessitent en fait des compétences qui n’ont rien à voir avec l’Intelligence Artificielle : par exemple, les modèles de langage comme Chat GPT nécessitent une bonne maîtrise de la langue, car ils communiquent par le prisme du langage naturel et demandent à l’utilisateur d’exprimer une visée, de décrire son environnement, de formuler son propos de manière claire. Beaucoup d’outils de l’IA nécessitent aussi une pensée computationnelle (faculté à découper en séquences des éléments pour pouvoir mettre en route un programme informatique). Ils font aussi appel à des compétences dites “douces” comme la créativité, l’aisance relationnelle (car l’IA se nourrit des interactions humaines), la pensée critique (car il faut pouvoir tisser du sens à partir des résultats et/ou les mettre à distance)…

CC : En effet, les compétences numériques sont rarement purement numériques. L’intérêt de l’IA, c’est surtout de pouvoir constater directement les effets de ses propres demandes à l’IA (par des « prompts »). C’est un outil pédagogiquement intéressant, le spectre d’intervention du professeur est très large.

Sur Réseau Canopé, vous proposez des ateliers sur l’IA…

Depuis janvier 2023, plus de 4200 enseignants, formateurs et cadres ont été formés par Réseau Canopé sur l’Intelligence Artificielle et sur les opportunités et risques qui y sont associés. Nous leur fournissons des outils pour travailler le sujet en classe, afin d’acculturer et de former les élèves à un usage raisonné et critique des intelligences artificielles. Nous prévoyons aussi plusieurs ateliers pour apprendre à faire des prompts (consignes aux IA génératives), et entrer véritablement dans la mécanique de l’IA.

L’un des premiers publics auxquels nous nous sommes adressés a été les professeurs documentalistes. Nous avons notamment une journée organisée tous les ans à Paris pour les professeurs documentalistes d’Ile-de-France. Lors de la dernière édition, nous leur avons demandé de décrire leur bibliothèque ou CDI idéal. A partir de leurs formulations, nous avons généré des images avec une intelligence générative, et ces images sont venues inspirer les autres activités de la journée.

Parmi les ressources proposées sur l’IA, il y a le webinaire animé par Christophe Coquet, sur les IA génératives dans l’information et la documentation. Il est adapté à tous les enseignants, et l’un de ses objectifs est de faire pratiquer les participants pour pointer un certain nombre de questions relatives à l’IA : éthiques, sociales, de représentation, géopolitiques, pédagogiques… C’est une belle entrée en matière pour les enseignants.

Beaucoup d’enjeux sont soulevés, et il y a un accompagnement dans la prise en main des outils. Car il ne suffit pas de parler d’IA pour en comprendre la substance et se projeter, mais d’y mettre du concret.

Nous avons pris le parti de réaliser la rupture technologique que nous sommes en train de vivre, et cette réalisation est un élément déclencheur en termes de demande de formation chez les enseignants.

Pour résumer, comment l’Intelligence Artificielle va-t-elle transformer le métier de professeur documentaliste ?

Le quotidien des professeurs documentalistes change tout le temps. L’IA peut leur permettre de réaliser vite et mieux des tâches peu intéressantes pour se consacrer à d’autres missions, dont la partie pédagogique du métier. Ils peuvent aussi l’utiliser comme un outil pédagogique ou un objet d’étude avec leurs élèves.

En outre, l’IA a un rapport direct avec leur environnement de travail, et transforme internet. On passe d’un web produit par les humains, à un web synthétique. Elle n’est pas qu’à l’origine de la production de contenu, on la retrouve aussi dans les interactions que l’on a sur Internet : vous n’êtes pas sûr d’avoir toujours affaire à un humain quand vous avez une conversation en ligne. Le professeur documentaliste en est donc la vigie, c’est lui qui peut donner les clés et éléments critiques pour que les élèves et ses collègues enseignants puissent naviguer et interagir sur Internet en toute connaissance de cause. Il fournit un éclairage sur les outils d’apprentissage pour que chacun puisse faire des choix responsables. Il aide par exemple à déterminer ce qui fait qu’un usage de l’IA est éthique : qui produit, qui parle, quels biais sont présents, l’outil est-il transparent sur son fonctionnement… Il y a aussi une responsabilité citoyenne sur ces sujets, pour que l’IA devienne un élément d’émancipation dans le milieu scolaire.

Finalement, l’IA va renforcer la professionnalité et le rôle des professeurs documentalistes dans les établissements.