Jérôme Bouchain devant les panneaux de l’exposition « Histoire, Sport et Citoyenneté » de la CASDEN Banque Populaire, aux Rendez-vous de l’Histoire de Blois 2023. Image : VousNousIls

Entretien avec Jérôme Bouchain, enseignant spécialisé en centre pénitentiaire pour mineurs et lauréat du Prix de l’initiative laïque 2023. Son projet : créer des supports pédagogiques sur la laïcité avec ses élèves détenus, pour des classes de primaire.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis enseignant spécialisé, j’ai 20 ans d’ancienneté. Je suis ancien sportif de haut niveau, j’étais prof d’EPS au début. Je n’ai exercé que dans l’enseignement spécialisé : 15 ans en Segpa – en tant que professeur puis directeur, puis en ITEP. C’est ma cinquième année dans le milieu carcéral, je suis directeur de quartier mineur, et j’y enseigne l’EPS, l’histoire et l’éducation morale et civique.

Comment se passe l’enseignement en centre pénitentiaire ?

On travaille avec des jeunes entre 13 et 18 ans. Ils ont des cours variés, des ateliers de coiffure, bâtiment, cuisine, arts appliqués… Il faut s’adapter aux profils : pour les détenus non-lecteurs, on leur apprend la lecture. Pour ceux qui sont déscolarisés, on travaille sur une rescolarisation avec une remise à niveau, on leur propose de passer des diplômes, on apprend à faire des CV…

L’enseignant en milieu pénitentiaire travaille au sein d’équipes pluridisciplinaires. On est détaché au sein du ministère de la Justice, on travaille avec le médical… C’est très intéressant, et on est très autonome. Je me sens plus utile dans l’enseignement spécialisé, et j’ai trouvé plus de liberté pédagogique en prison qu’à l’extérieur. Si vous enseignez en entre pénitentiaire, vous pouvez enseigner partout. Pour autant, je n’ai jamais exercé dans une école « classique » et je ne me vois pas le faire.

Pourquoi avoir choisi de travailler sur la laïcité ?

S’il y a un endroit où il faut travailler sur la laïcité, c’est en prison. On y entend des discours trompeurs, et un manque de connaissance sur le sujet. Certains pensent que la laïcité est utilisée pour stigmatiser une partie de la population, croyante. Si on laisse prospérer ces discours, ça peut créer des problèmes, des dérives identitaires. J’ai d’ailleurs eu des élèves radicalisés. D’autres ont surtout une méconnaissance de la laïcité, ne savent pas précisément ce que ça implique, et les chaînes de télé alimentent ça (la télévision étant la seule fenêtre que les détenus ont sur le monde extérieur). Il était important de commencer par faire un état des lieux de ce qu’est la laïcité dans différents pays.

En revanche, ce n’était pas le premier projet de ce genre que j’ai mené avec eux : la dernière fois, nous avions réalisé des supports pédagogiques sur les stéréotypes raciaux.

En quoi est-il important de mener des projets de ce type avec les détenus ?

L’objectif était de travailler sur la transmission. En prison, la famille et la transmission sont des valeurs importantes, et il faut que les élève détenus trouvent du sens dans les cours qu’on leur propose. Donc je pars de leurs demandes, de leurs valeurs. Ce sont pour beaucoup des élèves déscolarisés, qui ont souvent un discours négatif sur l’école ou sur eux-mêmes. Il faut les motiver pour qu’ils viennent en cours car ils n’ont pas d’obligation scolaire ; certains viennent au début seulement pour sortir de leur cellule. La réalité de la prison n’est pas « fun » malgré certains faits exceptionnels et les fantasmes qu’il peut y avoir sur ce milieu. Le but avec ces projets est aussi d’éviter le passage à l’acte : en prison, on compte un décès tous les deux/trois jours, en majorité des suicides.

Ces projets demandent d’ailleurs beaucoup d’adaptabilité, car les peines sont assez courtes chez les mineurs, et les cours ne priment pas sur le parloir ou les rendez-vous médicaux. On n’est pas sûr que les détenus soient présents à chaque séance.

Comment avez-vous eu l’idée de ce projet ?

Chaque année depuis la mort de Samuel Paty, je fais un cours en son honneur, sur la liberté d’expression et la laïcité. Les causes de sa mort divisent beaucoup en prison. Je me suis dit que ce serait bien de laisser une trace de ces cours. Et de mettre les détenus dans la peau d’un prof, en faisant apprendre une notion à un jeune public. Ils ne savent pas pour qui ils travaillent, dans quelle école les supports ont été utilisés ; mais s’ils arrivent à en sortir un peu valorisés, c’est une bonne chose.

Comment avez-vous procédé ?

On a commencé par la comparaison des différents rapports à la religion dans le monde, puis on a étudié celui de la France. On a vu d’où venait la laïcité, qui l’avait inventée. On donne des sources, on fait une enquête historique simple, on voit les combats et les évolutions que ça a impliqué. Ensuite, on s’est demandé comment transmettre ces éléments à des élèves de primaire, et un détenu a eu l’idée de faire une exposition.

On a réalisé un questionnaire de base pour connaître le degré de connaissance des enfants, qui était en fait à peu près le même que celui que j’ai fait remplir aux détenus au début. Il a fallu trier l’information, choisir ce qu’on allait raconter. On a voulu personnifier les affiches avec des visages politiques, et raconter simplement ce qui s’est passé, en quoi consiste la loi sur la laïcité… Ensuite on a fait les affiches en un peu plus d’un mois : ils étaient en binôme, un pour le texte un pour l’illustration. Certains ont des talents. Avec du matériel basique, ils ont fait des affiches plus que correctes.

On a aussi fait un escape game sur le thème de la laïcité, les escape games sont quelque chose qu’on fait régulièrement en prison, c’est ludique, donc on s’est dit « pourquoi pas. » Il fallait prévoir du contenu pour occuper les enfants sur deux semaines.

Comment les enfants ont-ils accueilli le contenu pédagogique ?

L’enseignante de l’école support avec qui nous étions en collaboration n’a pas dit tout de suite aux enfants que c’était un projet réalisé par des détenus. Elle leur a dit à la fin, ça permettait d’éviter les a priori. Leur réaction a été bonne, bien qu’on ne l’ait pas vue de nos yeux (ce n’était que des paroles rapportées via l’enseignante et moi-même). Les enfants ne sont pas encore trop marqués par la société, ils se sont dit que c’était des gens normaux, et étaient contents que des « grands » aient fait un projet pour eux. C’est une bonne chose pour mes élèves car ce n’est pas déqualifiant pour eux. Ils ont l’impression d’avoir été utiles, et d’avoir été jugés sur autre chose que sur leur statut.

Allez-vous étendre le projet à d’autres établissements ?

L’objectif de participer au Prix de l’initiative laïque était de récupérer l’argent gagné pour créer un outil pédagogique clés en main. Ce pourrait être par exemple une mallette pédagogique avec les affiches, un guide pratique pour les enseignants, une lecture suivie d’un livre en rapport avec le sujet… et cette mallette pourrait être prêtée à différentes écoles. On pourrait aussi imaginer faire un concours sur la laïcité auprès des enfants et que les détenus qui sont sortis puissent servir de jury, ou qu’un détenu sorti du centre soit engagé en service civique par une association pour aller porter le projet dans les écoles.

Comme autre projet, j’ai aussi pensé à un travail pour les personnes âgées. J’aime bien l’idée de mélange des publics.

Que représente le Prix de l’initiative laïque pour vous ?

Ce prix représente un aboutissement pour les détenus et l’équipe enseignante, et une reconnaissance extérieure source de valorisation, surtout pour ce type de public qui en a souvent manqué par le passé.

Cela permet également de faire vivre le projet sur la durée grâce à l’argent récolté.