Luc Fraisse

Pouvez-vous vous présenter ?

Depuis une trentaine d’années, j’enseigne la littérature française du XXe siècle à l’université de Strasbourg. Vice-président de la Société des agrégés de l’université depuis dix ans, je reste très attentif aux problèmes qui se rencontrent dans l’enseignement secondaire. En matière de recherche, je me suis surtout concentré sur l’étude de l’œuvre de Marcel Proust, à travers des ouvrages et articles, une réédition d’ A la recherche du temps perdu , et la direction de la collection « Bibliothèque proustienne » et de la Revue d’études proustiennes aux Classiques Garnier.

Sur Twitter, vous avez récemment écrit « être effaré de l’illettrisme généralisé » dans les copies d’étudiants en Lettres. Pourquoi ?

En effet, la langue écrite des étudiants de licence est devenue très défectueuse ces dernières années. Les confusions grossières (par exemple entre l’infinitif et le participe) sont devenues les plus courantes, une partie substantielle des copies sont devenues difficiles à corriger, car il faudrait tout récrire. L’appauvrissement du contenu de pensée suit cet illettrisme grandissant. Beaucoup d’étudiants de Lettres ne lisent à peu près pas, dont une portion est tout simplement incapable de lire.

Vous pointez du doigt le remplacement des sujets de réflexion en lettres par des QCM. Pourquoi y êtes-vous concrètement opposé ?

Les QCM sont très légitimement employés dans les examens scientifiques, par exemple en médecine : légitimement, parce que devant un problème de diagnostic ou de traitement, il s’agit de faire le bon choix tout de suite, ce qui se marque à l’examen par la capacité à cliquer dans la bonne case. En Lettres, le QCM tend à remplacer les sujets de réflexion, reposant sur la rédaction de phrases, précisément au moment où les étudiants rencontrent de plus en plus de difficultés pour rédiger. C’est comme si l’on donnait des coups de pied sur un édifice déjà branlant, pour le faire écrouler plus vite. Le professeur qui a mis en place le QCM n’a pas besoin de voir les copies, un logiciel calcule la note dès le test terminé. Un tel enseignement ne participe donc en rien à l’apprentissage de la langue par ces étudiants qui en ont encore tant besoin même à l’université aujourd’hui. C’est pourquoi je suis absolument opposé à la pratique du QCM en Lettres.

L’utilisation du QCM est donc pour vous une très mauvaise méthode pour juger du niveau de l’élève en Lettres…

Effectivement, on peut être incapable d’aligner trois mots correctement, et répondre au QCM, puisqu’il s’agit d’un geste informatique. On instaure des QCM, d’une part pour éviter de corriger une à une un lot important de copies, d’autre part pour masquer la réalité de l’illettrisme, et donc s’éviter de devoir y chercher des remèdes. C’est une forme de démission.

L’illettrisme devient-il un véritable problème de Société ?

L’illettrisme est nourri par plusieurs aspects importants de la société : le langage déplorable et non surveillé des réseaux sociaux, le remplacement de la lecture personnelle et silencieuse par un bruit médiatique qui ne laisse à peu près aucune place à l’acquisition calme de connaissances solides. J’ai le vague souvenir d’une étude dite sérieuse qui avait la malhonnêteté de prétendre que les SMS n’avaient aucune influence sur la perte d’orthographe. Et j’entends régulièrement des enseignants idéologues qui ont la malhonnêteté de prétendre que le niveau ne baisse nullement et qu’il faut, disent-ils dans leur langage primaire, « arrêter avec ça ».

Que proposez-vous pour y remédier ?

À l’école primaire, la méthode globale d’apprentissage de la lecture a heureusement été remplacée par un retour à la méthode syllabique. Il faut restaurer un enseignement spécifique et méthodique de la grammaire au collège (elle est aujourd’hui mêlée à une macédoine d’activités, ce qui gêne sa prise en compte sérieuse). Les heures accordées au français sont insuffisantes ; elles rendent à vrai dire impossible d’appliquer les programmes. À l’université, et déjà au lycée, il faut faire rédiger beaucoup plus, ne pas avoir peur de prononcer le mot de dissertation, ne pas remplacer les examens terminaux (dont le premier est le baccalauréat) par un contrôle continu qui dilue complètement les exigences de qualité. Et du côté des professeurs, il faut rendre au concours de recrutement du CAPES des épreuves et une sélection exigeante, et cesser de menacer le concours d’agrégation qui, par miracle, est resté tout à fait sérieux.

Si l’augmentation des heures de français a des incidences sur le budget, je rappelle que le choix de méthodes efficaces, à l’intérieur des cours, ne coûte pas un centime. La « crise » n’est donc pas responsable de la chute du niveau, et il y a mieux à faire que de rester les bras croisés, en appliquant de mauvaises méthodes et en attendant la « reprise ».

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