
Comment en êtes-vous venue à travailler dans l’éducation, puis à vous intéresser au bien-être des enfants ?
J’ai commencé il y a près de trente ans dans l’Éducation nationale, d’abord dans le second degré. Très jeune, je faisais du théâtre à côté et je ne savais pas encore si je voulais être comédienne ou enseignante. En remplaçant dans des lycées professionnels, j’ai rencontré une infirmière scolaire dont l’écoute m’a beaucoup marquée. Elle m’a parlé du RASED, ces enseignants spécialisés qui travaillent sur la motivation, l’estime de soi, la bienveillance… C’était exactement ce qui me parlait. J’ai donc passé le concours de professeure des écoles, puis je me suis spécialisée très vite : d’abord maître E pour les difficultés d’apprentissage, puis maître G pour les troubles du comportement. J’ai ensuite dirigé deux centres d’adaptation psychopédagogique, avant de devenir directrice d’une école maternelle en éducation prioritaire renforcée, où je travaille encore aujourd’hui. Et j’ai toujours gardé cette conviction que la santé mentale et le développement socio-émotionnel sont au cœur de la réussite scolaire.
Vous avez aussi été influencée par votre parcours à l’étranger…
Oui, je suis moitié Hollandaise et j’ai été scolarisée en Belgique et aux Pays-Bas. Là-bas, la hiérarchie entre professeurs, parents et élèves est beaucoup moins forte. On travaille très tôt sur les compétences psychosociales : apprendre à se connaître, à coopérer, à exprimer ses émotions. En France, on avance sur ces sujets, mais on a encore du retard.
Qu’est-ce qui vous a amenée à vous engager spécifiquement contre le harcèlement ?
Comme beaucoup, j’ai été touchée personnellement car mon fils aîné a été harcelé au collège. Et à l’école, j’ai observé des comportements inquiétants dès la maternelle. On me disait souvent : « Mais non, ils sont trop petits pour ça ! » Or c’est faux. J’ai vu des enfants de 5 ans organiser du racket entre camarades, ou d’autres intimider régulièrement le même élève. Ce n’est pas anodin.
Le mot « harcèlement » gêne encore. En anglais, on distingue « bullying » pour l’école et « harassment » pour le travail ; nous, non. Résultat : on refuse d’admettre qu’il puisse exister à la maternelle. Pourtant, ces violences précoces traduisent déjà un déficit d’empathie.
Vous dites souvent que « la cour de récréation est le reflet de la société ». Que voulez-vous dire ?
Oui, c’est une miniature de notre monde. Il y a des rivalités, des hiérarchies, des exclusions… On y retrouve les mêmes manques d’écoute et d’empathie que chez les adultes. Au collège, cela prend parfois des allures de bizutage. C’est devenu presque un passage obligé. Quand le harcèlement éclate, c’est déjà une catastrophe. Pour moi, la priorité, c’est la prévention. En travaillant en amont, sur les témoins, par exemple. Ce sont souvent eux qui pourraient faire basculer les choses, s’ils osaient dire « stop ». Or ils ont peur. Il faut leur donner les outils pour réagir, pour oser s’opposer. Et ça commence très tôt.
Comment fait-on pour apprendre l’empathie à des enfants de maternelle ?
D’abord, on leur apprend à reconnaître et à exprimer leurs propres émotions. C’est la base. Entre 3 et 5 ans, beaucoup ne savent pas encore dire s’ils sont tristes, en colère ou apeurés. Or on ne peut pas ressentir de l’empathie si on ne comprend pas ses propres émotions. Certains pensent que c’est le rôle des parents, pas de l’école. Moi, je crois que c’est un travail partagé. On apprend à lire et à compter à l’école ; on peut aussi y apprendre à dire « je me sens triste ». Et quand un enfant sait mettre des mots sur ce qu’il ressent, il devient capable d’identifier ce que ressent l’autre.
Concrètement, qu’avez-vous mis en place dans votre école ?
Beaucoup de choses. Nous avons d’abord retravaillé les « messages clairs » utilisés dans les cours de récréation. Ce sont des phrases du type « Je n’ai pas aimé quand tu m’as poussé ». Ils comportent une notion émotionnelle (« Je me suis senti triste », « en colère », « effrayé ») à laquelle nous avons ajouté la dimension de réciprocité parce qu’à la fin l’enfant présumé auteur ou autrice peut lui aussi s’exprimer. C’est important car les situations entre enfants sont rarement toutes noires ou toutes blanches, et cela permet de favoriser une vraie compréhension mutuelle. Ça change tout. Les enfants de 3 ans apprennent très vite à dire ce qu’ils ressentent.
Nous formons aussi les animateurs du périscolaire, car leur rôle est essentiel. Un adulte qui crie sur un enfant ne fait que modéliser la colère. La manière dont nous, adultes, gérons les conflits se rejoue presque à l’identique dans la cour.
Vous évoquez aussi des images pour débattre avec les élèves. En quoi cela consiste-t-il ?
Oui, ce sont des images très variées que nous avons conçues pour susciter le dialogue. Elles montrent des enfants de toutes origines, certains en fauteuil, d’autres avec un handicap visible, des morphologies différentes… C’était essentiel pour nous que chaque élève puisse s’identifier.
L’enseignant présente l’image, les enfants réagissent, puis on discute : que ressentent les personnages ? Que pourrait-on faire ? Au verso, l’adulte dispose d’une fiche précisant la compétence psychosociale travaillée : apprendre à dire non, à demander de l’aide, à coopérer. Ces séances fonctionnent dès la maternelle ! (Les images sont à retrouver dans le livre « Pour une École de l’empathie », éditions Nathan).
Et dans les autres domaines d’apprentissage ?
On intègre aussi cette démarche dans l’EPS. La compétition, c’est bien, mais la coopération, c’est mieux ! Par exemple, on propose des jeux, comme la balle au capitaine, où la réussite dépend du groupe tout entier. Et quand un enfant qu’on ignore d’habitude devient indispensable à la victoire, ses camarades changent de regard sur lui et l’encouragent.
Plus globalement, nous voulons montrer qu’on peut prévenir le harcèlement sans créer de nouvelles matières. Les compétences psychosociales peuvent s’intégrer à toutes les disciplines, y compris le français. J’aimerais d’ailleurs écrire une méthode de lecture qui inclurait cette dimension.
Vous insistez sur l’importance de former toute la communauté éducative. Comment faites-vous ?
Je réunis régulièrement enseignants et personnel périscolaire pour qu’on parle la même langue. On a créé un protocole commun de gestion de crise, inspiré des premiers secours : AAA, pour Accueillir, Apaiser, Alerter. Quand un enfant dit, par exemple, « Je veux mourir », on ne minimise pas. On accueille sa parole, on dit : « J’entends ce que tu me dis, je suis inquiète pour toi, explique-moi. » L’idée, c’est de savoir comment réagir, même face à des mots très forts, et surtout d’éviter les phrases qui blessent : « Ce n’est rien, tu exagères », « Allez, retourne jouer ». Ces réactions coupent la parole. Or, pour prévenir le harcèlement, il faut que les enfants aient confiance pour venir parler.
En somme, votre mot d’ordre, c’est « parler et relier » ?
Exactement. Parler, observer, relier les faits entre les temps de classe et de loisirs. Une dispute isolée n’est peut-être rien, mais si les mêmes enfants s’affrontent chaque jour, il faut s’en alerter vite. La prévention repose sur cette vigilance partagée. Nous, les adultes, sommes parfois désensibilisés, parce qu’on voit des situations difficiles tous les jours. Mais c’est justement pour ça qu’il faut cultiver notre sensibilité. L’école doit rester un lieu où l’on apprend à comprendre l’autre. Et ça, ça commence dès la maternelle.





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