Pierrick Lozé, sous-préfet de Haute-Saône, nous explique pourquoi il a écrit ce livret pédagogique sur la laïcité. Image : Getty

Étonnant de voir un sous-préfet écrire un livret pédagogique sur la laïcité. Qu’est-ce qui vous y a conduit ?

Votre question est tout à fait légitime. J’ai eu envie d’écrire ce texte parce que la laïcité m’accompagne depuis longtemps, à la fois dans mon parcours professionnel et personnel.
Je me suis formé à ces questions après les attentats de 2015 et 2016, qui ont profondément marqué notre pays. À cette époque, l’État a mis en place des formations nationales de formateurs sur la laïcité et les valeurs de la République, ouvertes aux trois fonctions publiques. J’étais alors dans la fonction publique territoriale, et j’ai suivi cette formation pour devenir à mon tour formateur national. Cela fait maintenant dix ans que je forme des agents sur ces sujets.

Votre intérêt pour la laïcité est plus ancien encore…

Oui la laïcité, pour moi, n’est pas qu’une compétence professionnelle : c’est une véritable passion. Je m’y suis intéressé dès mes études de droit, puis dans les collectivités territoriales où j’ai travaillé. Sur le terrain, on est souvent confronté à des situations très concrètes liées à la laïcité (dans un service d’état civil, un centre social…). Ces expériences m’ont conduit à constituer un fonds documentaire et jurisprudentiel pour mieux comprendre et transmettre ce principe.
Plus récemment, j’ai aussi suivi une formation à Sciences Po Paris intitulée « Emouna, l’amphi des religions ». Celle-ci réunit des représentants des grandes traditions religieuses (imams, prêtres, pasteurs, prêtres orthodoxes…) et des acteurs du service public. J’y intervenais comme référent laïcité de la région Grand Est, une région singulière puisque la loi du 9 décembre 1905 (sur la séparation des Églises et de l’État, Ndlr) ne s’y applique pas partout, notamment en Alsace-Moselle. Autant dire que la laïcité y prend une dimension très concrète.

Ce livret s’adresse donc avant tout aux enfants ?

Oui, c’est un livret à destination des élèves, en particulier des enfants du primaire (à partir du CM1) et des collégiens. En tant que formateur, j’ai souvent été sollicité par l’Éducation nationale pour intervenir à l’occasion de la journée de la laïcité du 9 décembre, dans des écoles et collèges. J’ai aussi fait partie de la réserve citoyenne de l’Éducation nationale, en Seine-et-Marne, où j’allais régulièrement parler de laïcité dans les classes.
J’ai constaté qu’il était difficile d’expliquer ce principe aux plus jeunes par des concepts abstraits. Alors, plutôt que de longs discours, j’ai choisi de raconter une histoire. Par le biais d’un conte, les enfants comprennent mieux ce qu’est la laïcité. C’est ainsi qu’est né le personnage d’un petit lutin, héros d’un récit qui se déroule à la préhistoire, avant même l’existence des religions. Cela permet d’aborder la laïcité sans référence directe à une religion particulière.

Pouvez-vous nous en dire plus sur ce conte ?

Le premier livret s’intitule Le petit lutin et la laïcité. Il s’agit d’un dialogue entre un petit lutin et un vieil orgue. Le lutin raconte une histoire à son ami, qui a entendu parler de la laïcité sans bien comprendre de quoi il s’agit. On y trouve des adorateurs du Soleil, de la Lune, et d’autres qui n’adorent rien. Cela permet d’expliquer la coexistence des croyances, sans référence directe à une religion existante. Ce choix d’un personnage médiateur permet d’aborder le sujet avec distance et légèreté. L’idée est de rendre la laïcité accessible, de montrer que tout le monde est concerné, y compris les enfants. Le ton du conte, avec un peu de fantaisie, facilite l’appropriation du sujet sans qu’il soit perçu comme une leçon de morale ou un débat idéologique.

Souhaitez-vous que ce livret soit diffusé plus largement ?

Oui, bien sûr. Mon souhait est qu’il devienne un support pédagogique que les enseignants puissent utiliser. J’ai d’ailleurs commencé à en parler avec la CASDEN Banque Populaire, pour le diffuser. Idéalement, j’aimerais qu’il le soit via le ministère de l’Éducation nationale, accompagné d’une fiche pédagogique. Cela permettrait aux enseignants d’utiliser le livret en classe, en toute sérénité, pour aborder la laïcité de manière apaisée. L’objectif est vraiment qu’il serve d’outil éducatif, neutre et accessible.

Les rapports récents montrent une hausse des atteintes à la laïcité dans les établissements scolaires. Vous le constatez aussi ?

C’est un phénomène que nous observons effectivement, même si dans un département rural comme la Haute-Saône, les situations sont plus rares que dans les grandes métropoles. Il y a eu quelques cas, notamment autour du port de l’abaya, mais sans commune mesure avec ce que j’ai pu voir dans le Grand Est, dans des villes comme Reims. Là-bas, les agents et les équipes éducatives étaient souvent démunis face à des situations complexes : des étudiantes du GRETA portant le voile, de grands crucifix visibles dans les lycées… Des cas où la loi de 2004, qui précise que les signes d’appartenance religieuse doivent être discrets et non ostentatoires, n’est pas toujours bien comprise ni appliquée.

Comment expliquez-vous cette hausse ?

Je pense qu’elle s’explique par un contexte d’incertitude et d’instabilité. Les jeunes générations cherchent des repères forts. Certains les trouvent dans la foi, d’autres peuvent être influencés ou manipulés. Des mouvances extrémistes ou certains pays étrangers exploitent cette quête de sens pour diffuser une vision déformée de la laïcité et de la société française. Et puis, il y a les réseaux sociaux, qui jouent un rôle majeur. Ils véhiculent souvent de fausses informations, comme l’idée que la laïcité serait « antireligieuse ». C’est faux : la laïcité protège la liberté de conscience. Mais ces discours nourrissent la défiance, et certains jeunes, très présents sur les réseaux, peuvent être instrumentalisés sans s’en rendre compte.

Les enseignants disent avoir de plus en plus de mal à aborder certains sujets sensibles en classe (la Shoah, l’homosexualité, l’IVG…). Que pouvez-vous en dire ?

C’est une réalité. Depuis l’assassinat de Samuel Paty, et plus récemment celui de Dominique Bernard, on observe une autocensure croissante chez les enseignants, que je comprends parfaitement. Dans certaines classes, notamment en région parisienne, évoquer la Shoah ou le conflit israélo-palestinien devient très difficile. Les réactions peuvent être vives, voire violentes, surtout quand les élèves ont une connaissance partielle ou biaisée de leur religion.
Le contexte actuel n’arrange rien. Depuis les attaques du Hamas le 7 octobre 2023, les tensions se sont ravivées et l’antisémitisme s’exprime plus ouvertement. Certains opposent les souffrances, comparent les génocides… Or, la laïcité a justement été conçue pour permettre de faire société au-delà des appartenances religieuses.
Je comprends donc la prudence des professeurs, mais il faut continuer à parler de ces sujets. Le silence laisserait le champ libre aux discours extrémistes. Il faut rappeler sans relâche que la laïcité, ce n’est pas le rejet des religions, c’est leur coexistence pacifique dans un cadre commun.

Où les enseignants peuvent-ils trouver du soutien face à ces situations ?

L’Éducation nationale dispose de dispositifs d’accompagnement et de formation, pilotés par les directions académiques. Les référents laïcité ou les inspecteurs peuvent orienter les enseignants vers des modules de formation adaptés. Cela dit, ces dispositifs ne sont pas uniformes sur le territoire : leur déploiement dépend des moyens locaux. Dans les départements les plus exposés, comme la Seine-Saint-Denis, les besoins sont considérables. Les formations existent, mais pas toujours en nombre suffisant. Il reste donc un vrai enjeu de moyens et d’accompagnement pour soutenir les enseignants sur le terrain.

Lire et télécharger le livret pédagogique « Le petit lutin et la laïcité »