Pour Gilles Vernet, auteur de « Et si on levait les yeux ? et professeur des écoles, « lorsque l’on entend parler des dangers des écrans, cela porte sur le harcèlement en ligne ou les fake news, mais le vrai enjeu est l’addiction. » Image : Getty

Les dangers des écrans chez les enfants sont un enjeu qui questionne de plus en plus la communauté éducative, en témoigne le rapport remis à Emmanuel Macron le 30 avril 2024 sur le sujet. Gilles Vernet, professeur des écoles, publie « Et si on levait les yeux ? » – un livre qui fait suite à son documentaire du même nom. Entretien.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Gilles Vernet, je suis enseignant depuis 17 ans. Plus jeune, j’ai eu un parcours dans la finance, après avoir fait une grande école, en raison de mon goût pour les mathématiques. Suite à un événement familial, la question du sens de mon travail s’est posée, et j’ai décidé de devenir instituteur. J’ai depuis eu quelques expériences dans la scénarisation et l’écriture de film. J’ai réalisé un film documentaire avec les enfants de ma classe : Tout s’accélère, et écrit un livre du même nom. Le film suit les élèves à l’occasion d’un projet de classe où ils sont invités à réfléchir sur notre rapport au temps.

À la suite de ces expériences, j’ai adopté les casquettes d’instituteur, réalisateur/auteur et conférencier. Je publie aujourd’hui un nouveau livre : Et si on levait les yeux ? Plaidoyer pour ne pas laisser les écrans s’emparer de l’avenir de nos enfants. Il fait suite au documentaire du même nom que j’ai réalisé en 2023, et qui suit mes élèves tout au long de l’année et en classe verte pour dix jours sans écrans. Je suis également père de deux enfants. Ce livre est donc un triple plaidoyer : celui d’un instituteur, mais aussi d’un père et d’un citoyen.

Dans votre nouveau livre Et si on levait les yeux ?, vous dressez un constat inquiétant sur l’impact des écrans sur les enfants…

Dès les années 2010, j’ai constaté chez mes élèves une chute du vocabulaire et une baisse de l’intelligence générale (car l’intelligence passe beaucoup par l’expression de soi, le fait de pouvoir construire et exprimer sa pensée). De moins en moins de mains se lèvent quand je demande le sens de mots que je pensais pourtant accessibles. Cela pose de vraies questions, car leur langage et leur capacité à exprimer ce qu’ils ont à dire les déterminera plus que tout dans leur vie (professionnelle et personnelle). Dans un monde où l’on n’a plus de mots pour exprimer la nuance, il y a beaucoup de conséquences sociales. J’ai observé une aggravation de ce phénomène après le confinement.

Si les écrans ont cet impact, c’est aussi à cause de ce que j’appelle la “culture du regard baissé” : le lien visuel et langagier avec l’autre est rompu, dans l’espace public mais aussi au sein même de la famille (et au sein de la fratrie) à cause de l’explosion des communications et de l’invasion du numérique. Il y a une addiction à l’objet, avec les algorithmes et les techniques de captation de l’attention.

Ainsi accaparés les membres de la famille communiquent de moins en moins, car tout est individualisé : les réseaux sociaux, les séries Netflix… Chacun a son écran et l’écran sait ce que chacun aime, plus personne n’a besoin de personne en quelque sorte, et cela dégrade les liens affectifs. Dans la vraie vie, 80 % du message est non-verbal lorsque l’on se parle (corps, intonation..) or à travers les messageries, il n’y a rien de tout ça. On observe d’ailleurs une certaine perte de l’inhibition et de l’empathie chez les enfants, qui peut conduire à des situations de harcèlement plus courantes.

Il y a aussi évidemment une dégradation de la concentration. Ce qui me frappe personnellement, c’est l’incapacité à attendre, cette fébrilité à rester à ne rien faire, à convoquer son imagination. Le sens de l’effort aussi est en très nette baisse. Tout est facile et accessible, donc les enfants ne font plus l’expérience de l’effort et en perdent par conséquent le goût.

Souvent, lorsque l’on entend parler des dangers des écrans, cela porte sur le harcèlement en ligne ou les fake news, mais le vrai enjeu est l’addiction.

Est-ce que les écrans sont une mauvaise chose par essence, en dépit de la variété de contenus qu’on peut y trouver ?

Tout passe par les écrans, c’est la médiation universelle. On ne peut pas éviter les côtés négatifs en conservant les positifs, il y a les deux. Internet offre la liberté d’échanger des données scientifiques ou culturelles passionnantes, mais nous passons beaucoup de temps à consulter des contenus sans grand intérêt. On peut même faire dans l’illégalité grâce à Internet : les deux extrêmes vont de pair.

Le problème, c’est l’accaparement, et il est double : structurel d’abord (les communications individuelles, continues et transportables : on a tous cinq ou six canaux de communication qui arrivent dans nos portables en continu) et en parallèle, il y a l’utilisation des machines pour capter l’attention et enfermer les gens dans des bulles. Les plateformes ne se préoccupent pas de la santé mentale, intellectuelle, physique de leurs utilisateurs : elles sont paramétrées pour qu’ils passent le plus de temps possible dessus.

Est-ce que c’est un constat partagé par la communauté éducative ?

La communauté éducative dans son ensemble est au fait de ces problématiques. Il y a une prise de conscience collective, qui se fait progressivement. Les parents en sont très conscients aussi, et ce qu’ils toléraient pour eux-mêmes, ils ont plus de mal à l’accepter pour leurs enfants. Beaucoup de parents ont fait l’erreur de donner un portable aux enfants assez tôt, par exemple 8 ans, ou des tablettes à la maison à leurs jeunes enfants. On commence maintenant à en voir les conséquences, et à comprendre l’importance d’une utilisation mesurée et choisie. Personnellement, je laisse mes enfants utiliser les écrans mais je suis attentif au temps qu’ils y passent et aux contenus qu’ils regardent.

Que faut-il faire pour changer la donne ?

La seule solution est l’éducation. Il s’agit de faire comprendre aux gens qu’il faut dompter l’algorithme et non l’inverse. L’utilisation des écrans doit venir de choix conscients, et viser des aspects positifs. Les enseignants comme les parents doivent s’atteler à fournir une vraie éducation au numérique aux plus jeunes. Éduquer, c’est toujours éduquer l’enfant à choisir.

Il faut faire des coupures pour avoir des moments libres, et établir des limites de temps sur les applications… Il convient aussi de graduer l’accès aux écrans : ne pas exposer l’enfant avant 3 ans, puis l’accompagner dans ses usages du numérique, respecter l’âge légal pour l’inscription aux réseaux sociaux qui est de 13 ans.

La lecture est également très préconisée. C’est un de mes plaidoyers essentiels car je la vois diminuer année après année. Elle est pourtant décisive pour acquérir un vocabulaire nourri et réduire les inégalités entre les enfants.

Où en sont vos projets ?

Le documentaire réalisé avec ma classe est disponible en ligne. Les élèves sont au centre du film, car on suit un projet de classe qui les amène à réfléchir et à argumenter sur les manières de définir un usage maîtrisé et utile du numérique, sans s’interdire de se distraire. Il y a donc des séances filmées consacrées à cette réflexion. Le film sera bientôt accompagné d’un dossier pédagogique pour les enseignants.

Il est possible d’organiser des projections, qui peuvent être suivies de conférences et de discussions pour les collégiens. Nous en avons déjà organisé une vingtaine et nous avons plusieurs centaines de demandes pour l’an prochain. Le besoin d’en parler est bien là !

Mon nouveau livre Et si on levait les yeux ? est quant à lui en librairie, à la FNAC, et sur le site de l’éditeur (Vuibert).