Le mythe du prof-héros, Jérémie Fontanieu.

Vous allez publier prochainement un ouvrage sur le mythe, largement relayé par les médias et la fiction, du « prof-héros ». Pour quelles raisons avez-vous souhaité écrire un livre sur ce thème ? Pouvez-vous retracer la genèse du projet ?

Il y a une dizaine d’années, en lycée à Drancy, un collègue et moi avons fait quelques expérimentations qui ont permis d’aboutir à une méthode d’une efficacité assez formidable : en favorisant une forte implication des familles dans la scolarité de leurs enfants, elle pousse les élèves à s’investir beaucoup plus que d’habitude dans leur scolarité, ce qui casse complètement les difficultés et violences de notre métier. Depuis 2021, des centaines de profs utilisent cette méthode partout en France, en primaire comme en collège et en lycée GT ou professionnel, mais nos échanges très réguliers ont montré qu’ils rencontraient tous, durant les premiers mois, les difficultés que nous avions affrontées lors des premières années de la méthode : pour que les parents d’élèves deviennent des alliés très efficaces, il faut faire un pas de côté par rapport aux représentations traditionnelles que nous avons des familles, des élèves et de nous-mêmes. C’est donc en réfléchissant collectivement sur les obstacles que nous rencontrions avec cette méthode que nous nous sommes rendu compte que l’image que nous avions de notre propre métier pouvait nous mettre en difficulté, ce qui a inspiré l’écriture de ce livre. Indirectement, les journalistes nous ont aussi aidé : alors que nous avons décidé de faire connaître publiquement notre expérimentation pédagogique à partir de 2021, il est souvent arrivé que les médias nous présentent comme des « profs héroïques » (« 100% au bac pour leurs élèves, quel dévouement ! ») alors que ce que nous faisons est exactement à l’opposé : quand nous appelons les parents à l’aide en tout début d’année, nous refusons justement d’essayer d’être des héros ou des pédagogues géniaux donc solitaires.

Comment ce mythe, apparu à l’époque des Hussards noirs de la République, a-t-il évolué au cours des années, et avec lui les attentes envers les profs ?

Dans le livre, j’essaie de défendre l’idée que l’enfer est pavé de bonnes intentions : alors que semble très sympathique la figure de la maîtresse magique, du maître héroïque, du prof génial ou de la prof inoubliable, dont la rencontre change la vie grâce à sa personnalité, son dévouement ou sa passion, beaucoup de choses douteuses, dérangeantes ou complètement toxiques se cachent derrière ce mythe. Parfois, c’est simplement de l’incohérence intellectuelle : au sujet des Hussards noirs de la République, par exemple, on oublie que la gloire de la première génération d’instituteurs et institutrices, à la Belle époque, tient aux missions démesurées et parfaitement spécifiques à la période qui étaient les leurs (défense de la République, laïcisation du pays, préparation de la revanche contre les Allemands…). Nous avons changé plusieurs fois d’époques depuis la fin du XIXème siècle, et pourtant c’est comme si l’attachement à cette figure était si fort que celle-ci persistait inconsciemment chez les élèves, les parents et les profs nous-mêmes : qui, parmi nous, n’a jamais rêvé d’être le maître d’Albert Camus, de vivre une scène du Cercle des poètes disparus, ou bien d’être ce fameux prof qui changeait la vie, chez Jean-Jacques Goldman ? C’est comme si rien n’avait changé : il y a 150 ans, on comptait sur les instituteurs pour venger la France de la défaite de 1870 ; de nos jours, on nous demande de former les consciences, de faire des citoyens et de défendre la République. Et comme aux débuts de la IIIème République, d’ailleurs, on compte sur le dévouement des professeurs pour accepter des salaires ridicules et un traitement indigne.

De quelle manière ce mythe se heurte-t-il à la réalité actuelle des élèves ?

La réalité actuelle que nous vivons quasiment tous, de la maternelle au lycée, est la suivante : pour toutes sortes de raisons, les enfants ou les adolescents dont nous nous occupons n’ont pas ou peu envie de faire les efforts scolaires nécessaires à leur réussite. Entre la flemme, le manque de confiance en soi, le fatalisme, la peur du regard des autres, le sentiment de ne pas être compris par le cadre scolaire ou les difficultés cognitives sincères, il est logique que nos élèves manquent souvent de bonne volonté et fassent beaucoup moins ce qu’on leur demande que ce qu’ils auraient pu. Face à cette réalité, beaucoup d’entre nous avons l’impression de nous « battre » contre eux alors que notre souhait est pourtant de les faire réussir, de leur donner les clés du succès, de l’émancipation, de l’autonomie. De toutes les conséquences négatives du mythe du prof-héros, à mes yeux, c’est la principale je crois : puisque les élèves comme les familles sont convaincus que les résultats scolaires dépendent non pas de leur investissement mais du génie de leur maîtresse, de leur maître ou de leur prof, ils adoptent souvent une posture passive qui fait porter toute la responsabilité sur nos seules épaules. Or le travail pédagogique est une œuvre fondamentalement collective : c’est une relation, dont la réussite dépend aussi bien de l’implication de l’adulte que de celle de l’élève (on pourrait ajouter celle du groupe !). En nous faisant croire que la qualité de nos séances dépend seulement des pédagogues, le mythe du prof-héros oublie complètement les élèves alors que non seulement ceux-ci existent, mais qu’ils sont rarement dans les meilleures dispositions.

Jérémie Fontanieu (en haut à droite) et une partie du collectif Réconciliations.

Pour les enseignants, quel est le danger de se voir attribuer cette image de « sauveur » des élèves ?

Pour beaucoup d’enseignants, moi le premier en tout début de carrière, il en résulte tout d’abord une très forte frustration : alors que nous avons choisi ce métier, que nous tenons bons malgré les différentes attaques (du « prof bashing » ordinaire aux politiques éducatives catastrophiques) et que nous nous efforçons de préparer au mieux le travail en classe, les séances sont très rarement à la hauteur de nos espoirs et il y a souvent beaucoup de gâchis, de sentiment d’inachevé. Pire encore : non seulement nous souffrons des progrès insuffisants des enfants ou des adolescents (sentiment objectivé par les enquêtes internationales qui montrent que la France est l’un des pays au monde dans lequel l’origine sociale a le plus d’impact sur les résultats scolaires), mais beaucoup d’entre nous le vivent sur le mode de la culpabilisation. Nous nous sommes convaincus qu’il fallait s’efforcer d’être héroïques, alors si les élèves ne réussissent pas tant que cela nous finissons par croire que c’est peut-être notre faute ! C’est parfaitement injuste, et cela explique en partie l’épuisement et le mal-être si répandus au sein de la profession. Par ailleurs, comme j’essaie de le montrer en m’appuyant par exemple sur le personnage principal du film Le plus beau métier du monde, interprété en 1996 par Gérard Depardieu, vouloir « sauver » les élèves va souvent de pair avec une vision condescendante de ces derniers, que le racisme ou le mépris social peuvent alimenter. Ce paternalisme est l’une des conséquences du mythe du prof-héros : non seulement vouloir « sauver » les élèves ressemble à une mission impossible, mais c’est un vœu toxique.

Ce décalage entre métier fantasmé et réalité peut-il selon vous être l’une des causes de la désertion de la profession d’enseignant ?

Au premier paragraphe du livre, il y a cette formule : « plus personne ne veut rejoindre l’Éducation nationale, car celle-ci ressemble de plus en plus à un bateau qui coule. » La crise de notre métier s’explique en partie en effet je crois par la violence du décalage entre le métier fantasmé et sa réalité, mais comme je l’écris dans les premières pages il me semble que les principales causes sont structurelles : les salaires indignes, la dégradation des conditions de travail, la gestion des ressources humaines, les décisions régulièrement sorties du chapeau, le prof-bashing… Les politiques éducatives me semblent donc les premières responsables, même si notre vécu en classe, « dans notre bulle » si je puis dire, nous permet beaucoup trop rarement de garder espoir et d’aller de l’avant – ce que nous continuons de faire pourtant, en serrant les dents.

De même, pensez-vous que la persistance de ce mythe dans les esprits puisse être à l’origine du « prof bashing » que déplorent beaucoup d’enseignants ? De par ces attentes démesurées que les professeurs, malgré leur bonne volonté, ne peuvent satisfaire ?

Capture d’écran du site du collectif Réconciliations : http://réconciliations.fr 

Il y a quelque chose de paradoxal dans la persistance du mythe, qui présente les enseignants de façon glorieuse, et dans le même temps ce que l’on envoie régulièrement à notre figure en tant que profession – jamais contents, toujours en grève, toujours en vacances, etc. On pourrait lier les deux idées en effet (la population est acerbe à l’égard des profs parce qu’ils ne sont pas à la hauteur du mythe), mais je n’y crois pas tout à fait : même si nous étions héroïques et que notre système scolaire fonctionnait parfaitement, je pense qu’on continuerait de nous faire quelques reproches infondés, par principe. Une partie des responsables politiques et médiatiques sont maintenant habitués à s’essuyer les pieds sur ce que nous sommes ou représentons, et je les vois mal renoncer au « prof bashing » dans le cadre maintenant plus général des attaques contre les services publics ou contre un certain modèle de société, solidaire et fraternel. Ceux-là persifleront toujours, finalement, et la priorité me semble donc plutôt de s’assurer que la situation des enseignants est suffisamment satisfaisante pour que ces attaques ne nous affectent pas sincèrement. À l’heure actuelle, ce n’est absolument pas le cas.


Vous refusez vous-même d’adopter cette posture de « prof héros » et pour proposer une alternative, vous avez développé une méthode pédagogique, Réconciliations. Pouvez-vous la présenter en quelques mots, et en dresser un bilan, 13 ans après sa mise en place ?

Les dernières pages du livre évoquent la méthode et le collectif réconciliations, regroupant les profs des écoles et du secondaire qui reprennent la méthode depuis quelques mois ou quelques années (les plus anciens débuteront en septembre leur cinquième année scolaire d’expérimentation). La liberté pédagogique restant la règle, chaque enseignant(e) prépare ses cours, ses évaluations et sa gestion de classe de façon parfaitement subjective ; c’est dans la façon dont nous faisons en sorte que la forte implication des familles entraîne celle des élèves que nous nous rejoignons. Pour tous les parents, en primaire, ou pour tous les parents d’une seule classe, dans le secondaire, la méthode repose sur un appel téléphonique très précoce (fin août ou début septembre) puis l’envoi d’un SMS hebdomadaire individualisé : les familles étant très positivement surprises par notre contact initial et cette proposition inattendue, elles nous assurent très tôt de leur soutien et parlent favorablement de nous à la maison. Aux yeux des élèves, nous changeons alors de statut : ils nous croient « proches » de leurs parents, presque membres de la famille (!), ce qui les pousse à s’impliquer bien davantage que d’habitude en classe. Tout change : les enfants et adolescents mettent beaucoup plus du leur dans les activités, ils tirent du plaisir de cet engagement et des progrès qu’ils méritent, ils se sentent encouragés par les adultes ayant fait alliance, ils gagnent en estime d’eux-mêmes, etc. Sur le site internet du collectif de nombreuses vidéos-témoignages des collègues l’illustrent : du cycle 1 au lycée, quel que soit le contexte socio-géographique ou l’âge des profs, la méthode provoque des changements qui sont au tout début surprenants pour les élèves et les familles, mais qui s’avèrent extrêmement positifs au bout de quelques semaines. Pour les professeurs aussi, le bilan est formidable : la méthode ajoute du travail en période 1 (aller chercher les familles, faire preuve d’une très grande précaution lors des premières semaines) mais elle fait gagner beaucoup de temps et d’énergie dès les semaines qui suivent. Sa plus grande difficulté n’est donc pas le temps, puisque la méthode n’est pas chronophage, mais le fait qu’elle nous oblige à changer notre conception des parents, des élèves et de notre métier. Faire le deuil du mythe du prof-héros nous protège contre les violences du métier, mais ce n’est pas du tout facile à faire.