Entretien avec Isabelle Martin, référente académique à l’éducation aux médias et à l’information (CLEMI Bordeaux) et co-auteure du guide « Gérer une situation de crise liée à une publication sur un réseau social » de l’académie de Bordeaux.

L’académie de Bordeaux a mis en ligne un guide pour aider personnels et famille à lutter contre le cybeharcèlement. Inteview de sa co-autrice.
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A qui est destiné ce guide ?

Ce guide s’adresse surtout aux chefs d’établissement et aux personnels de l’éducation nationale. Dès les années 2010, nous avons constaté un besoin d’accompagnement des équipes sur le sujet des usages citoyens d’internet. Nous avions le sentiment que les personnels n’étaient pas eux-mêmes très familiers des réseaux sociaux et qu’ils se trouvaient souvent démunis pour signaler un contenu, bloquer un compte, entrer en contact avec l’administrateur pour lui rappeler ses responsabilités… C’est important pour les personnels des établissements de savoir le faire et particulièrement dans le cadre de la lutte contre les cyberviolences et le cyberharcèlement. Ce guide, co-rédigé avec le service juridique de l’académie, est également devenu un support pour les formateurs dans le cadre du parcours de formation académique « Lutte contre les violences et le harcèlement ».

De quelle nature peuvent être ces contenus problématiques ?

Ces contenus correspondent à tout type de publication en ligne qui contrevient au cadre légal de la liberté d’expression. Concernant les publications que les établissements ont à traiter, cela peut prendre la forme d’une photo, d’une vidéo, d’un commentaire, d’un photomontage parodique (mème)…Nous sommes sollicités par exemple parfois pour des comptes Instagram ouverts par des élèves au nom de l’établissement et dont le but est de fédérer un collectif autour de publications « amusantes ». Cependant des dérives s’y produisent et certains élèves ou personnels peuvent y être pris à partie, injuriés ou diffamés. Il faut alors rappeler aux administrateurs leurs responsabilités d’éditeurs de contenus, les risques qu’ils encourent en terme juridique s’ils n’assurent pas une modération et faire en sorte que les contenus soient supprimés.

En quoi les publications sur les réseaux sociaux doivent-elles être prises en compte par les établissements scolaires ?

Quand les réseaux sociaux sont apparus au début des années 2000, les usages que les élèves en ont eu pendant les dix années qui ont suivi ont assez peu concerné l’école. Un jugement a fait jurisprudence dans les années qui ont suivi durant lesquelles un fait de cyberviolence entre élèves a engagé la responsabilité du chef d’établissement. Nous passons à une autre échelle de responsabilités avec la loi du 2 mars 2022 qui a créé le délit de harcèlement scolaire et qui impose aux établissements de mettre en place un certain nombre de mesures pour lutter contre ces dérives.

Pour ce faire, dans votre guide, vous proposez une démarche en 5 étapes. La première consiste à bien comprendre et évaluer la situation de crise. Comment faire ?

Cette étape est primordiale car il y a un paradoxe entre la nécessaire rapidité de la réponse à apporter aux familles et aux victimes et le temps nécessaire pour analyser la situation, rassembler des preuves (copies d’écran), écouter la victime, identifier le ou les auteurs, déterminer la nature des publications et le type de dérives, comprendre la chaîne des responsabilités. Les établissements peuvent se faire aider par les services départementaux ou académiques de l’Éducation nationale pour y voir plus clair dans cette phase (une infographie dans le guide présente ces différents interlocuteurs).

La deuxième étape consiste à agir auprès des auteurs et de leurs familles. C’est là qu’arrive la demande de suppression des contenus problématiques et le rappel à la loi ainsi que le rappel des risques encourus. Par expérience, un message court envoyé à l’administrateur du compte via le réseau social concerné ou à l’auteur de la publication est efficace… Les établissements ont rarement des comptes sur tous les réseaux sociaux et dans ce cas, le CLEMI peut signaler ces contenus à leur place. Les élèves obtempèrent dans 90 % des cas : ils suppriment le contenu et parfois même le compte problématique. Le dépôt de plainte reste généralement nécessaire.

Vous rappelez que les auteurs de cyberviolence n’ont pas toujours conscience d’enfreindre la loi…

Effectivement, les jeunes ont des comptes sociaux bien avant l’âge légal et parfois avec l’accord de leurs parents. Les familles ne les ont pas accompagnés dans ces usages car elles-mêmes n’ont pas été sensibilisées. Les jeunes se forment entre pairs et n’ont souvent pas conscience de leurs responsabilités. Ils font peu ou pas de différence entre les paramétrages en mode privé et public et se retrouvent administrateurs de comptes et donc éditeurs de contenus sans pouvoir assumer le rôle de modérateurs car ils méconnaissent le cadre légal de la liberté d’expression et de publication.

La quatrième étape du guide aborde donc la connaissance de la législation.

La cinquième étape prévoit de structurer une politique éducative de prévention. Ça passe par la formation ?

La position de la prévention en cinquième étape n’est justifiée dans le guide que parce qu’il a pour but initial de gérer la crise. En temps « ordinaire », c’est la prévention, l’acculturation à la citoyenneté numérique des différents publics concernés (chefs établissement, enseignants et personnels, élèves, famille) qui permettra de limiter les actes de cyberviolence. La formation permet de proposer de nombreuses pistes pédagogiques et éducatives qui peuvent ensuite être déployées dans la classe sur un temps long, de façon à ce que les élèves intègrent naturellement cette approche dans leurs pratiques et leurs usages.

Comment les établissements peuvent-ils former leurs équipes ?

L’école académique de la formation continue propose un programme dédié à la prévention du harcèlement qui comprend plusieurs modules dont celui relatif à la présentation du programme de référence pHARe (déjà développé dans les écoles et collèges, il s’ouvre aux lycées à la rentrée 2023), la méthode de la Préoccupation Partagée, etc. Le module « Gestion de crise et réseaux sociaux » est l’un de ces modules intégrés au programme académique.

Une nouvelle édition actualisée du guide doit paraître à la rentrée…

Oui. Le paysage des médias sociaux est en évolution constante et rapide et nous devons absolument coller à la réalité des usages des jeunes et des moins jeunes. La première version du guide datait de 2015, l’actuelle de 2021 et la rentrée 2023 sera le temps de la troisième version.