Pourquoi avoir voulu écrire sur la fraternité ?

Depuis quelques années, je travaille sur le système éducatif et les inégalités de réussite scolaire, leur genèse. Et très vite, la question du vivre-ensemble est apparue. La thématique du collectif, du lien social, de la solidarité m’intéressait aussi et l’idée de voir comment et à quelles conditions l’école pourrait y contribuer a fait son chemin. Dans notre société, aider autrui n’est plus aussi évident qu’avant. En France, on est très attaché à l’égalité ainsi qu’à la liberté mais on a du mal avec la fraternité. Pourquoi n’est-on pas à l’aise avec cette valeur qui n’est inscrite, il est vrai, dans le triptyque républicain que depuis 1848 ? La fraternité constitue le niveau le plus achevé du vivre-ensemble car elle suppose la réciprocité humaine : je prends l’autre en compte, je lui suis attentif et vice-versa.
Dans notre société, les injustices sociales sont très présentes et elles nourrissent le ressentiment qui semble se développer, avec les Gilets jaunes par exemple, mais pas seulement. Cela m’a amené à m’interroger sur les raisons qui font que la fraternité est déstabilisée. L’ouvrage traite ainsi de questions socialement vives comme l’histoire, la mémoire, les revendications identitaires, les communautarismes, la nation… avec en toile de fond une question centrale : cette complexité sociale qui engendre de fortes divisions et conflits peut-elle laisser place à l’invention d’un récit commun, d’une communauté de destin ?

En quoi l’école joue-t-elle un rôle dans cette fraternité à construire ?

La laïcité, les communautarismes, la nation sont des questions socialement vives et l’école ne peut pas échapper à ces interrogations. Elle occupe une place privilégiée dans l’accès aux savoirs. S’il y a un endroit où les élèves apprennent à se décentrer de leur vécu, c’est bien à l’école. Différents milieux s’y côtoient.
L’école participe aussi au travail de mémoire, en enseignant notre Histoire. Elle sélectionne les savoirs à transmettre par rapport à des enjeux économiques et politiques pour mettre en avant un socle commun et ainsi nous rapprocher les uns des autres. Cet enseignement offre également une vision éclairée du monde en tant qu’aboutissement d’une histoire collective. Ainsi, apprendre à connaître le processus ayant amené des citoyens à s’engager dans la Résistance, c’est aussi réaliser l’importance de l’engagement des générations antérieures au service de la liberté. C’est observer du même coup combien chacun de nous doit à cet héritage et donner sans doute un sens plus concret à la notion de solidarité intergénérationnelle. Le vivre-ensemble, la fraternité ne peuvent être pensés indépendamment de l’apprentissage et de l’exercice de la démocratie. Cet exercice passe par exemple par la mise en place de projets communs unissant différents élèves, permettant de découvrir des cultures et d’ouvrir des perspectives d’avenir.

Quelles sont les difficultés que rencontre l’école pour favoriser ce vivre-ensemble ?

On passe beaucoup de temps à l’école mais elle n’a plus le monopole de l’accès à la culture et au savoir. Avec l’avènement des réseaux sociaux et des nouvelles technologies, elle doit davantage former à des habiletés intellectuelles, aux modalités de confrontation à l’information (prendre le temps de la réflexion, vérifier ses sources d’information, lutter contre les préjugés…). Elle est confrontée à des questions qui relèvent des « éducations à », comme la citoyenneté, le développement durable, l’égalité filles/garçons… L’apprentissage du vivre-ensemble devient d’autant plus un enjeu que les élèves sont l’objet de multiples sollicitations consuméristes faisant la part belle à l’égoïsme et à l’individualisme.

Vous écrivez dans votre livre que « le système éducatif est voué à la compétition et accentue les inégalités sociales »… Pourquoi ?

Avec l’essor du capitalisme, l’école et la course aux diplômes focalisent de fortes tensions, font l’objet d’une compétition exacerbée. Et ce, d’autant plus qu’ils déterminent fortement les chances d’employabilité et de réussite professionnelle. Les valeurs de solidarité entre élèves sont passées au second-plan. Cela produit des vainqueurs et des vaincus, et une mésestime de soi. Il faut donc parvenir à concilier élévation du niveau de connaissance de tous les élèves et donner aux valeurs de la République une réalité plus concrète, incarnée dans l’apprentissage du vivre et du faire ensemble.

Est-ce accentué par le dispositif de la carte scolaire ?

Quand elle a été créée en 1963, la carte scolaire avait pour objectif de contribuer à réguler la répartition des élèves et des infrastructures sur le territoire. Elle s’est imposée dans cette gestion de masse de la population sans penser à l’incidence qu’elle aurait sur la mixité sociale. Or, la classe mixte scolaire et sociale fait réussir les élèves, en particulier ceux en difficulté. Les enfants de cadres progressent moins que s’ils n’étaient qu’entre eux mais l’écart reste très mince et cela n’hypothèque pas leur carrière. Or les résultats sont nettement inférieurs quand les élèves faibles restent entre eux. Un élève moyen dans une classe de bon niveau aura plus de chance d’avoir des projets d’avenir et de se donner des défis pour progresser. La mixité sociale, c’est aussi un signal que l’on envoie aux nouvelles générations pour lutter contre l’entre-soi choisi en l’occurrence.

Que peut faire l’école pour améliorer cette fraternité ?

L’égalité des chances ne peut plus être une abstraction. Elle doit être effective et mes enquêtes comme mes observations de terrain m’ont définitivement convaincu du fait que cette égalité doit être appréciée à l’échelle des écoles et des établissements scolaires. L’école ne peut plus être non plus un sanctuaire fermé sur le monde. Elle doit permettre aux élèves de s’inscrire dans des projets de partenariats locaux, ouvrir des perspectives, encourager la mobilité géographique, intellectuelle, pour avoir une jeunesse dotée d’une vraie ouverture d’esprit. Il y a de très belles réalisations en ce sens dans divers établissements ou écoles.