
Votre livre explique pourquoi certains d’entre nous deviennent des « laboureurs » (qui acceptent le doute et cherchent la vérité) et d’autres, des « mangeurs de vent » (qui se complaisent dans des récits sans fondement). Sommes-nous dans une époque de mangeurs de vent ?
Oui et non. Non, parce que de tout temps, des gens ont aimé le savoir enraciné, qu’il s’agisse de mères de famille, de paysans ou de scientifiques. Et de tout temps aussi, il y a eu des personnes qui ont facilement gobé les discours sans réalité sensible, parce que faciles et confortables. Les mangeurs de vent sont dans un « délire logique », ce que j’illustre par l’exemple de l’esclavagisme. Ses partisans le justifiaient par le risque d’augmentation du prix du sucre si l’exploitation des Noirs disparaissait. Leur raisonnement était logique, déductif, il n’en était pas moins délirant, ne reposant sur rien d’autre que la couleur de la peau ces millions d’hommes et de femmes asservis.
Mais oui, cette inclinaison à devenir de mangeurs de vent est actuellement ravivée, notamment depuis que nous vivons en période de pandémie et par l’angoisse d’une guerre en Europe. Nous possédons bien plus de moyens de connaître la vérité que ce n’était le cas au Moyen Âge, pour prendre une comparaison évidente, ou même à d’autres époques plus récentes. Les médias nous renseignent, les voyages nous permettent d’aller voir, de rencontrer, les romans et les films nous offrent, eux, des voyages intérieurs… Bref, nous avons tout pour comprendre et comparer et les laboureurs d’aujourd’hui devraient donc avoir bien plus la parole. Malheureusement, ce sont les mangeurs de vents et ceux qu’ils écoutent — les chefs autoritaires – qui sont les plus présents et les plus suivis dans nos sociétés.
Comment l’expliquez-vous ?
Parce que cette pensée paresseuse, simple et rassurante a, pour celui qui s’y adonne, beaucoup d’effets bénéfiques. Elle lui donne l’illusion de comprendre et de savoir, dans un contexte de solidarité entre gobeurs de vents et d’euphorie partagée. L’absence de doute, c’est le bonheur dans la servitude. Et c’est une posture qui fait naître les guerres, guerres de croyance (religieuse ou économique), des guerres de territoire ou des guerres d’idéologie. Lorsque chaque groupe ne défend plus la vérité, mais sa vérité de conviction, nous sommes alors dans ce qu’on peut appeler paradoxalement un méfait de la démocratie.
Évidemment, la vérité absolue n’existe pas, chacun a la sienne fruit de son développement, de son histoire, de son contexte familial, culturel… Mais les laboureurs ont une pensée d’artisans, ils la façonnent, petit à petit, et ce n’est pas une vérité dogmatique. Les scientifiques sont des laboureurs : ils proposent une hypothèse, la soumettent aux tribunaux des tests et de la clinique et l’abandonnent ou en changent si elle ne tient pas. D’ailleurs, même si l’hypothèse tient, ils savent que ce n’est que temporaire, puisque l’environnement ne cesse de changer, ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera pas forcément demain. C’est là une approche qui déplaît fortement à celles et ceux qui ont besoin de certitudes immédiates et qui sont séduits par les leaders gourous. Ces derniers sont d’ailleurs très souvent des gens d’une grande intelligence et qui savent manipuler les gens à leur insu.
Même avec la meilleure volonté du monde, n’est-on pas tous, à un moment donné de nos vies, à la fois mangeur de vent et laboureur ?
Oui, bien sûr, nous sommes l’un et l’autre. Lorsqu’on est sécurisé, lorsqu’on a une estime de soi suffisante, on accepte de douter, d’hésiter entre deux approches, deux théories, ou plus. On sait prendre son temps, du recul, faire des rencontres… Mais même les personnes apparemment les plus stables peuvent, dans un contexte de grandes difficultés ou de grand stress, se mettre dans une situation d’emprise. Dans le livre, je cite l’exemple des reclus de Monflanquin, une famille de notables Bordelais, victimes d’une incroyable emprise mentale par un « homme de ménage » (NDLR : ce responsable de société de nettoyage avait contraint cette famille à se couper du monde et à vendre son patrimoine évalué à un plus de 4 millions d’euros).
Ceux qui ont une emprise sur les mangeurs de vent leur servent l’histoire rassurante qu’ils espèrent entendre. Les dictateurs sont d’ailleurs le plus souvent élus par le peuple à qui ils ont fait croire à des temps de richesse, de paix, de grandeur… Il suffit, disent certains, de chasser les immigrés, les juifs, les riches… Des discours qu’on a encore entendus d’une manière ou d’une autre lors de la dernière élection présidentielle. Un peuple déboussolé se soumet.
Que peut l’école pour faire grandir ce que l’on pourrait appeler un « doute censé », car on sait aussi que le doute pour le doute mène au complotisme ?
En effet, le doute obsessionnel est un nihilisme. L’école, comme les arts, ont pour fonction d’apprendre le plaisir de douter au sens méthodique et cartésien du terme. L’autre jour, alors que le confinement n’était pas encore totalement levé, je monte dans un taxi à Nice et je m’étonne que le chauffeur ne porte pas de masque et qu’il n’ait pas installé de vitre en plastique entre lui et ses passagers. « N’avez-vous pas peur du Covid-19 ? », lui demandais-je. « Ah, mais à moi, on ne me la fait pas, me répond-il. Je doute de l’existence de ce virus. Pour moi, c’est le gouvernement qui nous y fait croire pour faire gagner de l’argent aux laboratoires pharmaceutiques ». Il avait employé le mot doute, mais ce n’était pas du doute, juste du soupçon. Le doute que je défends c’est celui qui me fait penser contre moi-même. Le théâtre, la littérature le cinéma et bien sûr l’école, ont un rôle fondamental pour nous inculquer ce plaisir de douter. C’est souvent un chemin difficile, car s’opposer à la doxa nous fait prendre le risque perdre nos amis. Ce fut le cas pour Hannah Arendt que je cite dans le livre ou de Germaine Tillion qui, bien que partisane de l’indépendance de l’Algérie, traita ses propres amis d’assassins quand elle réalisa que le FLN commettait des crimes visant les grands-mères et les enfants.
Pour garder, comme elles, cette indépendance d’esprit face à des emprises religieuses, financières, idéologiques, etc. il faut une force intérieure qui s’acquiert par l’éducation : l’éducation parentale, l’éducation de l’école, mais aussi l’éducation par les arts, la culture, les médias… J’ai toutefois un regard assez critique sur la manière dont l’Éducation nationale répond à cette mission. L’école d’aujourd’hui est, selon moi, bien trop axée sur le bachotage, l’accumulation de connaissances. Elle oublie d’apprendre « l’érotisation du doute », ce plaisir du doute dont je parle.
Vous défendez d’ailleurs l’idée de « ralentir » le développement de l’enfant, notamment à l’école, pourquoi ?

La société pousse les enfants à faire énormément de choses, tout le temps, et l’injonction à la « réussite scolaire » peut être, pour certains d’entre eux, très anxiogène. Certes, l’école en France n’est pas l’institution maltraitante que l’on connaît en Chine, au Japon ou en Corée du Sud. Dans ce dernier pays, les enfants des classes sociales les plus aisées font, à leur retour de l’école, une sorte de seconde journée d’apprentissage à grand renfort d’enseignants privés. Les évaluations PISA placent la Corée du Sud en haut du classement, mais le prix humain est exorbitant. Une minorité réussit des performances intellectuelles stupéfiantes, mais beaucoup décrochent totalement, voire ne retrouvent la paix qu’en se coupant de toutes relations sociales. Ce phénomène a été baptisé hikikomori au Japon. Il est aussi apparu au Québec et en Italie où l’on appelle ces victimes du syndrome d’isolement, les retirés. Voilà pourquoi je prône le ralentissement du développement de nos enfants, comme cela est déjà mis en place dans bien des pays d’Europe du Nord où souvent, avant 11 ans, aucun enfant ne voit jamais son travail évalué par une note ou une critique. On leur dit : « Tu n’as pas compris aujourd’hui, ce n’est pas grave, tu comprendras demain ».
J’ai présidé la Commission des 1 000 premiers jours de l’enfant (qui courent de la fécondation jusqu’aux 2 ans révolus). Tove Mogstad Slinde, conseillère principale au ministère norvégien de l’Éducation et de la Recherche, a assisté à toutes nos réunions. Son pays a, depuis une dizaine d’années, ralenti le rythme de vie des enfants. Or la Norvège est bien mieux classée que nous dans les enquêtes PISA, mais surtout le taux de suicide des adolescents a diminué de 40 %, l’illettrisme y est quasi nul (il est en France de plus de 12 %), la psychopathie des jeunes a pratiquement disparu… Je reconnais toutefois que le tableau n’est pas non plus idyllique puisqu’en Suède et en Finlande, pays qui ont des politiques similaires, on voit ressurgir des mouvements racistes d’extrême droite.
Pour revenir sur l’importance des 1 000 premiers jours, je veux rappeler que, contrairement à ce que je lis souvent, tout ne se joue pas avant l’apparition du langage. C’est une base de départ dans la vie, les fondations d’un individu, mais toute son existence n’est pas définie par ce départ. C’est néanmoins important puisque ceux qui entrent à l’école en ayant construit un attachement sécure, vont pouvoir éprouver du plaisir à acquérir des connaissances. Ceux qui entrent à l’école en ayant acquis un attachement insécure (en raison d’une tragédie familiale, de maltraitances, d’une grande précarité sociale ou parce qu’ils auront vécu une catastrophe naturelle), vont se méfier des profs, des copains, des adultes, ils auront peur d’explorer, etc. Dans les pays en paix, 70 % d’une classe d’âge est constituée d’enfants sécurisés. En temps de guerre, comme j’ai pu le constater en travaillant sur les données du Congo et du Liban, les enfants « sécure » ne représentent que 30 à 40 % des effectifs.
Votre livre me semble plus pessimiste que vos précédents ouvrages.
Je partage malheureusement votre sentiment. Mes précédents ouvrages étaient davantage optimistes, car je travaillais beaucoup sur la question de la résilience et j’apportais alors une note positive pour la psychologie. Je suis aujourd’hui beaucoup plus inquiet.
Le virus du Covid-19 est d’abord une catastrophe culturelle. Il y a des millions de virus autour de nous : ils ne nous sont pas tous toxiques. Ce qui fabrique le virus toxique, c’est l’élevage intensif, les mélanges d’espèces, le transport de ces virus par nos moyens de transports (voiture, avion…). Or je crains que nous ne rentrions dans le siècle des virus, comme il y a eu autrefois des siècles de pestes ; entre 1348 et 1351, un Européen sur deux en est mort.
Je crains aussi un monde de plus en plus déboussolé qui va démocratiquement élire des leaders autoritaires ou dictatoriaux. On voit d’ailleurs cela se produire dans plusieurs pays du monde. Le rôle des enseignants et des artistes n’en est que plus crucial, mais, oui, je suis inquiet.
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