C-CSA-C.Voulgaropoulos

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je suis professeure en sciences de l’information et de la communication de l’université Paris II Panthéon-Assas, habilitée à diriger des recherches. Je suis aussi titulaire d’un doctorat en économie et j’ai dirigé pendant 5 ans l’Institut Français de Presse. Il y a 6 ans, j’ai été nommée membre du CSA. J’étais donc en détachement. Mon mandat achevé, j’ai repris le chemin de l’université début février… un chemin virtuel, évidemment.

Boris Cyrulnik nous expliquait récemment à quel point les cours en ligne « engourdissent » le cerveau ». Comment vivez-vous votre rentrée si particulière ? 

Il est vrai que les cours à distance ne sont pas tout à fait de « vrais cours » et j’ai hâte de reprendre le chemin des amphis. Je suis heureuse d’avoir travaillé pendant 15 ans en amphithéâtre et d’avoir l’expérience de cette forme d’échange, cela m’aide beaucoup aujourd’hui. Par ailleurs, j’ai une bonne connaissance des outils informatiques (que nous avons beaucoup utilisés pour nos réunions au CSA) et je sais mixer mon propos avec des textes, des vidéos, la fenêtre de Tchat… c’est essentiel pour faire vivre le cours. J’ai aussi demandé à mes étudiants qui avaient suffisamment de bande passante de brancher leur vidéo. Cela enrichit considérablement les interactions avec moi, mais aussi entre eux. Toutefois, je connaîs ma chance : mes étudiants ne sont que 25, ils sont en 5e année et ont l’habitude d’échanger avec leurs enseignants. Ce n’est pas aussi simple pour la plupart des enseignants.

Qu’est-ce que le « Comité d’éthique pour les données d’éducation » que vous présidez depuis quelques mois ?

La mission m’a été confiée en août dernier par Jean-Michel Blanquer suite au départ de Claudie Haigneré à ce poste.

Le comité compte actuellement 10 personnalités (5 autres viendront bientôt l’enrichir) qui se rencontrent — en ligne, là encore — au moins tous les deux mois. J’insiste sur la diversité des profils qui le constitue, puisque l’on y trouve des gens aussi différents que Jérôme Saltet, fondateur des éditions Play Bac, Christine Froidevaux, professeure d’informatique et chercheuse en bio-informatique, le président de la commission des Affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, Bruno Studer ou encore, Aurélie Jean, scientifique spécialiste des questions d’intelligence artificielle et entrepreneure.

Cette hétérogénéité est essentielle car la question des données d’éducation ne se réduit pas à sa dimension technique.

Justement, qu’entend-on par « données d’éducation » ? 

Ce sont toutes les données liées à la vie scolaire, autrement dit toutes les données produites, stockées, partagées, analysées à des fins de suivi pédagogique des élèves, d’organisation du service éducatif, de statistiques d’élaboration des ressources pédagogiques… C’est très vaste.

Elles concernent l’ensemble des acteurs de la communauté éducative, c’est-à-dire, à la fois les élèves, les enseignants, les parents d’élèves, les personnels administratifs de l’Éducation nationale, les acteurs institutionnels, économiques et sociaux associés, etc. Beaucoup de ces données sont « sensibles », puisqu’elles concernent des mineurs. Pronote, pour ne citer que cet exemple-là, indique les notes, l’emploi du temps et les absences, mais c’est aussi une passerelle de communication entre parents et professeurs, une plateforme qui intègre un dossier médical, qui sert à présenter les protocoles sanitaires et leurs évolutions… Toutes ces informations ont littéralement explosé depuis le premier confinement. Je veux d’ailleurs saluer le travail du ministère et des établissements qui ont réalisé des prouesses pour permettre l’école à distance. Mais ce déploiement inédit de production et de partage de données soulève de nombreuses questions autant techniques qu’éthiques.

L’urgence de « devoir faire cours » a-t-elle occulté les précautions qu’il aurait fallu prendre ? Tous les risques liés ces circulations d’informations ont-ils pu être pris en compte ?

Occulté non ; tout a-t-il pu être pris en compte ? Non plus. Mais ce n’est pas propre à l’Éducation nationale. Quel particulier, quelle entreprise, quelle administration… oserait dire avoir su instantanément cerner l’ampleur de ce qui se passait ? Pour autant, des garde-fous, des cadres protecteurs des traitements des données personnelles existaient bien avant la crise. À commencer par celui de la CNIL et du RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données). Par ailleurs, les risques liés à ces utilisations sont connus depuis longtemps des chefs d’établissements. Ceux qui n’étaient pas « à jour » le sont devenus à la faveur de la crise sanitaire. Enfin dans chaque académie un Délégué à la protection des données veille au respect du cadre légal.

Toutefois, face à la situation, notre comité d’éthique s’est rapidement autosaisi pour évaluer l’impact de ces manières nouvelles de travailler. L’avis que nous avons rendu en août dernier (« Enjeux d’éthique des usages des données numériques d’éducation dans le contexte de la pandémie ») porte sur ces flux de données, la protection des élèves, des enseignants, des parents, l’égalité d’accès au numérique et il évoque les opportunités d’évolution des systèmes actuellement en place. J’insiste aussi sur l’importance des « Compétences numériques » des utilisateurs. Car plus d’un usager sur trois manque de savoir-faire basiques, comme envoyer une pièce jointe dans un email. S’y ajoutent des problèmes de sous-équipement en matériel et en qualité de connexion. C’est pour répondre à l’ensemble de ces enjeux qu’a été créé en 2019 le comité que je préside.

Votre avis détaille les différents risques (ingérence dans nos choix de société, perte d’autonomie, perte de confidentialité, atteinte à la vie privée, manipulation…). Mais rappeler les règles de prudence ne suffira pas à modifier les usages. L’étudiant qui suit un cours par Zoom n’a aucun moyen d’agir sur les outils qu’il a obligation d’utiliser…

Bien sûr, il faudrait au maximum que le cadre « sécurisé et éthique » soit fixé en amont de l’usage qu’il s’agisse de cours par vidéo, de messagerie… Mais je ne serais pas aussi sévère que vous. D’abord parce que les enseignants qui nous lisent le savent bien : l’art de la répétition est une composante essentielle de la pédagogie. Rappeler sans cesse les règles est indispensable pour qu’elles soient suivies par le plus grand nombre. Même si le Comité n’avait que cette unique finalité, il ne serait pas inutile. Mais nous ne sommes pas là uniquement pour rappeler les meilleurs usages, nous impulsons aussi des changements de pratiques. Lorsqu’une application, une plateforme, souhaite participer aux échanges entre acteurs de la communauté éducative via un appel d’offres de l’Éducation nationale, nous souhaitons être consultés pour rappeler dans quels cadres elles pourraient le faire et vérifier la manière dont l’appel sera libellé afin d’être en accord avec l’enjeu éthique. Pour autant, tout ne peut pas venir de la réglementation. Je crois beaucoup à la force de l’éducation aux médias, car ce qui se joue dans le cadre de l’Éducation nationale se joue aussi ailleurs. Les enfants, les élèves, les professeurs et les parents doivent avoir de bons réflexes numériques dans leurs usages personnel et professionnel de Facebook, Twitter, TikTok, WhatsApp… Or, combien d’enfants et de parents savent qu’il est interdit d’avoir de compte Facebook avant 13 ans ? L’éducation aux outils numériques est tout aussi indispensable que le cadre technique et légal qui peut, et doit, être posé en amont.  

Pronote, Parcours Sup, Éduthèque, BRNE, Pix… les écoles, disposent d’outils numériques « adoubés » par l’Éducation nationale. Pourtant, ces derniers mois, l’explosion des usages que vous évoquiez tout à l’heure semble surtout avoir concerné Zoom, WhatsApp, Skype, Discord… qui ne sont pas réputés pour leur respect des données individuelles.

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En effet, et c’est problématique ! Nous avons fait une sorte de top 20 des offres du privé de l’Edtech (NDLR : Educational technology ou technologies de l’éducation). On y trouve en tête de peloton Google Workspace (ex G Suite), Zoom, WhatsApp… L’offre publique est souvent à la peine et nous encourageons le développement d’une offre alternative et qui soit aussi efficace que les outils que vous venez de citer. Le comité défend l’objectif d’une souveraineté numérique et la création d’un label ou d’une certification qui seraient ouverts à tous les acteurs de l’EdTech qui rempliraient des critères garantissant le respect de la vie privée des acteurs de la communauté éducative.

Votre comité a un rôle consultatif et de conseil, mais aucun pouvoir d’agir. Le regrettez-vous ?

Davantage de pouvoir permettrait sans doute d’accélérer le passage de nos recommandations à leurs transcriptions sur le terrain. Mais notre équipe est jeune, elle travaille dans les conditions compliquées que vous connaissez et nous n’avons pas encore atteint notre vitesse de croisière. Disposer de plus de pouvoir ? Pourquoi pas… Cela sera sans doute à envisager dans les années à venir, mais, pour l’instant, notre objectif est d’abord de bien remplir nos missions ! J’invite vos lecteurs qui s’intéressent ces enjeux à se rendre sur le site des États généraux du numérique pour l’éducation qui se sont tenus les 4 et 5 novembre 2020.

J’ai eu l’occasion d’y animer deux ateliers et j’ai pu apprécier la qualité des échanges. Avec plus de 97 000 visiteurs, 200 rencontres sur les territoires, près de 700 propositions, cela démontre l’intérêt des acteurs de la communauté éducative. Le Comité est évidemment à l’écoute de ceux-ci, et notamment les enseignants, car nous travaillons pour eux, mais nous travaillons aussi avec eux. Notre compte Twitter, @EthiquedataEduc est une bonne porte d’entrée pour nous solliciter.