
Spectacle La Convivialité
Avec un autre enseignant belge, Arnaud Hoedt, vous avez lancé dans Libé un retentissant appel pour une réforme de l’accord du participe passé. Vous « faites l’actu », mais c’est pour vous un combat ancien.
Tout à fait. En Belgique, les professeurs de français suivent, pour le dire rapidement, une formation universitaire composée pour moitié de littérature et pour moitié de linguistique. Nos enseignants nous ont donc transmis un regard critique sur l’orthographe et les raisons pour lesquelles les formes existent : pourquoi cette double consonne, pourquoi ce pluriel en « x », etc. Il y en a de très bonnes, mais aussi de très mauvaises comme des erreurs de recopiage, des accidents de l’histoire… On doit ainsi le « Ph » de nénuphar à un académicien qui pensait que l’étymologie venait du grec Nymphea alors que l’origine est arabe. Passionnés par ces « pourquoi », nous les avons étudiés en profondeur et cela nous a amené à écrire et à interpréter un spectacle-conférence baptisé « La convivialité » . Créé en 2016 au Théâtre National de Bruxelles, il a immédiatement rencontré un grand succès (1) et comme on nous réclamait souvent le texte, nous en avons tiré un livre.
Vous vous présentez comme d’anciens professeurs. Vous n’enseignez plus ?
Plus pour l’instant, car le succès du spectacle est inconciliable avec des horaires de profs. Arnaud était professeur de français et moi, de religion catholique ; un cours pendant lequel j’abordais les grandes questions existentielles sous l’éclairage de la philosophie, des religions, de la culture, de la morale, de la citoyenneté…
Pourquoi cette revendication spécifique sur l’accord du participe passé avec avoir ?

Couverture Libé
Ce sont nos lecteurs et nos spectateurs qui nous ont poussés à agir pour que, ce que nous considérons comme des non-sens, soit modifié. Nous avons donc contacté le Conseil de la langue et des politiques linguistiques de la fédération Wallonie-Bruxelles en leur expliquant le bon accueil du spectacle et que c’était peut-être l’occasion de lancer une réforme. Or, en 2013, ce même conseil avait remis un rapport sur l’accord du participe passé, un rapport d’ailleurs soutenu par le Conseil international de la langue française.
Avec cette tribune, notre première motivation, c’est de faire réfléchir à l’orthographe en général. D’ailleurs, le titre de l’article de Libé nous a surpris : « La guerre que les Belges ont déclaré(e) ». Nous ne cherchons pas la guerre, bien au contraire. Nous rappelons simplement que tout, dans l’orthographe, n’a pas la même valeur et que faire preuve d’esprit critique n’est pas interdit !
Avez-vous été surpris des réactions que votre appel a suscitées ?
Nous nous attendions à en lire, mais pas de cette ampleur. Nous sommes contents de constater que les deux points de vue se font entendre, ce qui n’était pas le cas en 1990 où il y avait eu un raz-de-marée anti-réforme.
Toutefois, nous avons été surpris de l’importance accordée au fait que nous soyons belges. Et, malheureusement, il y a eu beaucoup de commentaires très limites, voire injurieux, comme si notre nationalité nous ôtait de la légitimité. Nous sommes surtout fatigués et peinés du nombre de sophismes qui sont utilisés à tort et à travers. Je ne compte plus les faux arguments du style, « si on touche à cette règle, demain on écrira tout en phonétique ». Contrairement à ce que je lis, nous ne souhaitons pas cette modification parce que la règle est compliquée, mais parce que cette modification serait grammaticalement correcte. On écrit « la chanson que j’ai entendu chanter », mais « la chanteuse que j’ai entendue chanter », cela ne répond ni à l’usage ni à une bonne logique grammaticale. D’ailleurs, nous préférons les termes « modification » ou « amélioration » à celui de simplification qui laisse entendre un appauvrissement. Le critère d’une bonne réforme, c’est qu’elle n’appauvrit rien.

Livre La convivialité/La Faute de l’orthographe
Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’encourager ainsi une forme de paresse intellectuelle ou qui vous font passer pour de dangereux iconoclastes ?
La vraie paresse, c’est d’être incapable de changer ou de ne pas faire l’effort de changer. Lorsqu’on est incapable d’expliquer les fondements logiques d’une règle d’orthographe, c’est qu’elle n’est pas juste ; nous réclamons de la rigueur envers l’orthographe elle-même.
Les soi-disant gardiens du temple sont dans l’erreur. Restons sur cette métaphore du temple. L’orthographe est un bâtiment auquel le temps aurait ajouté ici des ailes du XIXe siècle, là une tour médiévale, plus loin un salon renaissance… Ce temple est magnifique, riche de cette grande histoire et nous, nous héritons de ce bâtiment. Nous en héritons non pour le visiter, mais pour l’habiter ; nous habitons la langue. Donc poursuivre son évolution en y installant l’électricité, en rénovant la façade, ou simplement en dépoussiérant n’est pas, comme certains le martèlent, manquer de respect au bâtiment. Ils réagissent comme si nous avions un devoir de déférence vis-à-vis de chaque composant de l’orthographe, comme rien n’avait jamais évolué ! Quand il est interdit de réfléchir et de remettre en cause tout élément de cette orthographe, c’est que l’on est face à un dogme.
La Fédération Wallonie-Bruxelles assure maintenant qu’elle n’a pas l’intention de s’engager seule et à court terme dans cette voie. Vous demandez donc aux francophones de s’emparer de votre proposition, de l’appliquer dans la vie de tous les jours ?
Oui, que les gens s’en emparent et elle deviendra la norme. Car, comme toujours en matière de langue, c’est l’usage qui est roi. Le Conseil international de la langue française, qui recueille l’avis des plus grands spécialistes en la matière, recommande cette modification, tout comme la Fédération internationale des professeurs de français ou encore EROFA, Études pour une Rationalisation de l’Orthographe Française d’Aujourd’hui. Quand la plupart des grammairiens écrivent que la règle est absurde, nous sommes tous en droit de nous approprier son amélioration. Et pour éviter de passer pour quelqu’un qui fait des fautes, nous proposons l’utilisation d’un logo qui mentionne « l’application volontaire des nouvelles recommandations sur l’accord du participe passé ». Celui-ci est disponible en ligne.
Si j’ai bien compris, les défenseurs de cette réforme sont maintenant sur les planches et constituent un duo comique. On leur souhaite beaucoup de succès dans cette nouvelle vie mais ils ne devraient pas se mêler d’orthographe ni, encore moins, de « bonne logique grammaticale » comme ils disent. Reprenons leur exemple. Pourquoi écrit-on « la chanson que j’ai entendu chanter » et « la chanteuse que j’ai entendue chanter » ? Dans les deux phrases « le COD » est « placé avant » mais dans la première «chanson» est COD de «chanter» et dans la seconde « chanteuse » l’est du participe «entendue». C’est donc seulement dans la seconde que la fameuse règle du COD placé avant le participe trouve à s’appliquer. Autrement dit, on chante une chanson ; on ne chante pas une chanteuse. Les duettistes de la réforme nous tancent : « Lorsqu’on est incapable d’expliquer les fondements logiques d’une règle d’orthographe, c’est qu’elle n’est pas juste ; nous réclamons de la rigueur envers l’orthographe elle-même ». Qu’ils aient donc un peu de « rigueur » eux-mêmes et reconnaissent qu’il est très facile d’ « expliquer les fondements logiques de cette règle d’orthographe ». On en déduira que l’enseigner aux élèves est une excellente chose non seulement pour qu’ils respectent les règles (comme il se doit) mais pour qu’ils apprennent à décortiquer la syntaxe des phrases et à identifier, par exemple, dans « la chanson que j’ai entendu chanter » la présence d’un « quelqu’un » sous-entendu, sujet implicite du verbe « chanter » – phénomène qui n’existe pas dans la seconde phrase. La critique eût été plus pertinente si elle avait consisté à dire qu’une « règle » par elle-même n’explique rien. Il faut donc expliquer le pourquoi des « règles de grammaire » sans quoi on peut avoir l’impression de caprices arbitraires. Tel est l’objet de la linguistique. Ce qui est en cause ici est le statut des auxiliaires dans la formation des temps verbaux des langues romanes, une grande innovation par rapport au latin. Il faudrait remonter au sens des verbes « habere » et « tenere » en latin et comparer par exemple avec l’espagnol qui a deux verbes « avoir » : « tener » (= posséder ») et « haber » (grammaticalisé) ou avec le portugais où « ter » est auxiliaire. Mais je doute que nos deux comiques soient en mesure de comprendre la « logique » profonde qui régit tout cela.
L’explication de l’accord de entendu dans les 2 phrases s’explique
La chanson que j’ai entendu chanter Le mot chanson repris par que est le COD de chanter donc pas d’accord pour entendu
La chanteuse que j’ai entendue chanter. Chanteuse est à la fois COD de entendre et sujet de chanter ( la proposition infinitive en latin dont le sujet est d’ailleurs à l’accusait (cas du COD)
Là où je suis Hoedt et Piron, c’est que sémantiquement, ce qui est entendu, ce n’est ni la chanson en tant que telle (elle pourrait être écrite), ni la chanteuse (elle pourrait se taire), ce qu’on entend, c’est le chant, c’est chanter. Dans «la chanteuse que j’ai entendu(e) chanter», ce n’est pas à proprement parler la chanteuse qu’on entend, on entend «la chanteuse chanter». On l’entend parce que et uniquement parce qu’elle chante. En forme canonique, ça donnerait «j’ai entendu la chanteuse chanter». On n’entend pas une personne, on entend les sons qu’elle produit.