Gilles Dowek / Licence CC / Sébastien Dolidon / Wikimedia

Gilles Dowek / Licence CC / Sébastien Dolidon / Wikimedia

Gilles Dowek est chercheur Inria et enseignant en informatique à l’ENS Paris-Saclay. Co-auteur du “Temps des Algorithmes”, membre de l’association Enseignement public & informatique (EPI), il a fait partie d’un groupe d’experts constitué par l’Éducation Nationale pour proposer les programmes de la spécialité “Informatique et sciences du numérique” en terminale S, en 2012. Il a aussi participé à la rédaction du rapport de l’Académie des Sciences “L’enseignement de l’informatique – Il est urgent de ne plus attendre”, et est membre du Conseil scientifique de la Société informatique de France (SIF).

Pour commencer, pourriez-vous nous expliquer ce qu’est l’IA, loin des fantasmes de science-fiction, et en quoi elle est devenue essentielle dans notre société actuelle ?

A titre personnel, je n’utilise pas le mot “IA”, car dès qu’on le prononce, on pense à Terminator, à la Singularité technologique et au remplacement de l’homme par la machine… Et aussi parce que je suis opposé à l’idée de désigner un objet technique en utilisant un terme naturel (intelligence) et le mot “artificielle”, qui sont antinomiques. Ce que l’on appelle “Intelligence Artificielle”, c’est une branche de l’informatique – essentiellement des algorithmes, qui permettent à un programme informatique d’évoluer au cours du temps, en apprenant. C’est dans cette optique que je préfère utiliser le terme “apprentissage statistique”, c’est-à-dire une manière de résoudre des problèmes en informatique à partir de systèmes capables de s’améliorer au cours du temps, grâce à de grandes quantités de données.

Avec l’apprentissage statistique, il est possible de créer des systèmes qui s’adaptent à ce que font les utilisateurs. On peut par exemple imaginer, grâce à un tel apprentissage, des distributeurs qui vous proposent de retirer 30 euros au lieu de 20, car c’est ce que vous faites d’habitude, et qui s’adaptent en fonction de vos revenus et de vos pratiques.

L’apprentissage statistique permet aussi de concevoir des systèmes de reconnaissance et de classification d’images, afin de distinguer les tableaux d’un peintre de ceux d’un autre, d’analyser plus finement qu’un humain des radiographies médicales ou des images d’astronomie… Il permet aussi aux chercheurs de combler des lacunes grâce à la construction d’hypothèses, et de prendre de meilleures décisions. On le retrouve finalement un peu partout, des moteurs de recherche aux voitures autonomes, en passant par les jeux vidéo, l’e-commerce, le secteur bancaire, ou encore la traduction automatique.

Pour vous, il faudrait enseigner l’IA à tous les niveaux… c’est-à-dire ?

Le point important est de ne pas couper l’apprentissage statistique du reste de l’informatique. Et de ne pas se focaliser uniquement sur la programmation. L’idée est de développer l’apprentissage de l’informatique en général – avec, à l’intérieur de cet enseignement, une place de choix réservée aux algorithmes d’apprentissage, qu’il est possible d’aborder à tous les niveaux, de la maternelle au lycée, exactement comme on le fait avec les langues.

Ces algorithmes seront simplement plus ou moins sophistiqués selon l’âge des élèves. Au collège, par exemple, on peut se baser sur les 3 livres préférés de chaque élève de la classe, afin de créer un système de recommandation pour proposer un quatrième livre, similaire aux trois premiers. Au lycée, on peut aller plus loin et utiliser des algorithmes d’apprentissage sur des images. Mais dès la maternelle, il est possible d’apprendre des notions et des concepts liés à l’informatique (langage, informations, algorithmes).

Lazar Dimitrijev, USAID / Licence CC / Pixnio

Lazar Dimitrijev, USAID / Licence CC / Pixnio

Mais pourquoi est-ce si important d’enseigner l’informatique, du primaire à l’université ?

Dans la plupart des métiers que les élèves devront exercer, l’informatique occupera une part de plus en plus grande. Dans un avenir proche, tous les métiers nécessiteront d’utiliser, de créer ou d’interagir avec des objets informatiques. De la même manière que nous pensons qu’il est utile que tout le monde sache lire et écrire pour trouver un travail, l’informatique fait partie de ces connaissances fondamentales qui permettent désormais d’intégrer le marché de l’emploi. L’informatique est aussi, au même titre que les autres sciences, un élément essentiel pour comprendre le monde dans lequel nous vivons (de plus en plus centré autour du numérique)… et qui nous sommes, à travers la comparaison, très philosophique, entre l’humain et la machine.

Enfin, selon moi, nous sommes aujourd’hui face à une révolution scientifique, comparable à la conquête de l’espace, et c’est aussi pour rester dans la course, que nous devons enseigner l’informatique, et a fortiori l’apprentissage statistique, à tous les niveaux.

Que pensez-vous de ce qui est fait actuellement à l’école, au collège et au lycée ?

Alors que l’enseignement des sciences est actuellement malmené avec la réforme du lycée (le nombre d’heures obligatoires a été drastiquement réduit), celui de l’informatique se développe, avec la création d’une spécialité informatique en 1ere et en Terminale, des heures en nombre conséquent, et un cours obligatoire en Seconde – une grande première, une vraie avancée. Mais là où l’Education nationale n’avance pas, c’est sur la question des enseignants. Aujourd’hui, on a enfin des heures dédiées à l’informatique, et un contenu cohérent et de qualité concocté par le Conseil supérieur des programmes… Mais il manque juste des professeurs d’informatique.

Cela fait bientôt 20 ans qu’à l’EPI, nous insistons sur la nécessité de créer un Capes et une agrégation d’informatique, pour recruter des profs bien formés et connaissant réellement la discipline qu’ils enseignent. Actuellement, tout repose sur des enseignants auto-formés et sur la formation continue de profs de diverses disciplines… cela peut fonctionner quand on enseigne l’informatique à des débutants, en primaire, mais pas en fin de collège et au lycée, où l’exigence est bien plus grande. On n’imaginerait pas de former au japonais, en quelques heures, un prof d’anglais, afin de lui faire enseigner la langue nippone au lycée !

Nous vivons un événement rare, qui n’arrive que deux fois par siècle – l’ajout d’une nouvelle discipline -, et si on veut le faire sérieusement, il est urgent de mettre en place un “plan Marshall” pour la formation des enseignants en informatique…