Jean-François Chicoine, pédiatre québecois.

Jean-François Chicoine, pédiatre québécois.

Pédiatre au CHU Sainte-Justine de Montréal, Jean-François Chicoine est aussi enseignant-chercheur. Lors de nombreuses conférences à travers le monde, il parle notamment de l’impact des écrans et des nouvelles technologies sur le développement des jeunes. Inquiet du temps passé par ces derniers devant des smartphones et des tablettes, il revient avec nous sur l’utilisation en France de ces appareils dès la petite section – un sujet abordé lors des Assises de la maternelle, entre les adeptes du programme de 2015 qui prévoit une initiation aux objets numériques avant le CP, et ceux qui comme Boris Cyrulnik, proposent d’empêcher les moins de 6 ans d’avoir accès à un écran.

Les écrans dès la maternelle : est-ce trop précoce ?

Ce n’est ni blanc, ni noir. Il est possible d’utiliser des écrans très tôt, mais dans un cadre extrêmement limité. Il faut déjà savoir que les enfants n’ont pas besoin de s’initier aux écrans entre 3 et 5 ans. Pour la majorité de ce que l’on attend du développement des apprentissages, il ne s’agit pas du tout d’un atout.

Jusqu’à l’âge de 3 ans, aucun écran ne devrait être utilisé – sauf dans des cas médicaux particuliers, dans le cadre d’une remédiation cognitive : j’utilise par exemple des tablettes tactiles avec des enfants qui ont des déficits cognitifs, des syndromes d’alcoolisation fœtale, ou des difficultés perceptuelles. Dans ce cas très précis, avec l’accompagnement d’ergothérapeutes, les écrans permettent de renforcer l’attention et de réguler le comportement.

A partir de 3 ans, et jusqu’à 6 ans, les tablettes peuvent là aussi être utiles pour certains enfants à besoin particulier, entre 10 et 15 minutes, afin d’augmenter leurs perceptions ou leur attention, via des jeux. A l’école, les appareils numériques peuvent également être utilisés, mais d’une manière extrêmement ponctuelle (une demi-heure grand maximum), comme des jeux parmi d’autres. Mais surtout pas plus. Jusqu’à l’âge de 7 ans, les enfants doivent jouer, jouer, jouer… et si certains parents pensent que les écrans sont un moyen d’augmenter les facultés cognitives ou le QI, ils se trompent. Surscolariser ainsi les enfants risque de les éloigner de leurs besoins essentiels, qui sont encore à leur âge des besoins de préhension physique, d’aptitudes motrices, ou de socialisation.

Un enseignant peut tout à fait utiliser un appareil mobile 3 fois par semaine, 15 à 20 minutes, en classe, en groupe : cela peut être amusant. Mais une tablette ou un smartphone ne sont selon moi que des outils ludiques parmi d’autres pour jouer, qui ne devraient pas faire l’objet d’une politique étendue ou d’un enjeu national, ni remplacer d’autres activités (physiques ou manuelles) en s’étalant trop. Ce serait dommage, et même dangereux, pour l’attention, la socialisation ou la préhension.

En utilisant une tablette ou un smartphone comme un jeu, en groupe, pas de problème à priori. Mais de là à dire que les appareils numériques peuvent permettre, à l’école, de sauver les enfants, d’améliorer leur cognition et de leur montrer quel sera le monde de demain… Actuellement, aucun outil technologique ou scientifique ne nous permet de tendre vers cela. Il nous faut donc rester très prudents, et poser la limite de 30 minutes d’écran par jour maximum avant 6 ans.

Quels sont les risques d’un usage trop important des tablettes ou smartphones avant 6-7 ans ?

L’abus d’écrans éloigne les enfants de ce qui est essentiel pour leur développement naturel : la majorité des apprentissages, avant 6-7 ans, doivent se faire avec le réel, et non le virtuel. Un enfant apprend avec ses 5 sens, par des jeux sensoriels et physiques, et non avec des jeux qui sont en dehors de lui. Beaucoup de gens peuvent s’amuser de la performance d’un enfant de 4 ou 5 ans sur une tablette tactile – plus il en utilise, plus il devient performant, forcément… mais devient-il plus créatif, mieux dans sa peau et avec les autres, ou juste plus motivé ? Certainement pas. La motivation vient de l’intérieur ; on sait que la plupart des enfants avec un déficit de l’attention ou des difficultés à s’arrimer sur une tâche ont souvent un problème de motivation, et il ne faut pas que l’objet, surutilisé, trop tôt, pousse l’enfant à attendre que la motivation vienne d’en dehors de lui.

jeux vidéo sur tablette

Syda Productions – Shutterstock

Il faut aussi avoir conscience qu’à la maison, avant ou après l’école, l’enfant peut se retrouver face à des écrans, et que le nombre d’heures passées devant ces écrans, en classe puis à domicile, sont autant de privations sensorielles et motrices. Un jeune enfant a besoin de courir, de bouger (3 heures d’activités physiques par jour), de tomber, d’évoluer dans un univers à trois dimensions (et non deux). Son intelligence se développe à travers ses capacités motrices, sensorielles, mais aussi par le langage. Or, le langage s’apprend en écoutant et en répondant aux autres, et non devant un écran.

Au niveau de la socialisation, les écrans freinent aussi le développement de l’empathie, et donc du respect de l’autre. Les enfants risquent enfin d’avoir beaucoup moins d’imagination : celle-ci se développe à partir du réel (en inventant, en coloriant, en faisant quelque chose), et certainement pas sur une tablette. Cet outil numérique a pour défaut d’éviter à l’enfant de s’ennuyer. Or, c’est dans l’ennui que l’enfant développe ses rêves et sa pensée.

Plus généralement, pour vous, la scolarisation, en France, des enfants de 3 ans, voire plus jeunes, semble être un danger…

Cette volonté d’être précoce dans la scolarisation, que je vois en France, mais aussi au Japon, est effectivement dangereuse. Entre 3 et 7 ans, l’enfant doit être épanoui, avec les autres et avec lui-même ; il a énormément de choses à apprendre, autres que les mathématiques, la grammaire ou les outils numériques. L’imagination et le langage sont à mon sens les points à favoriser à ce stade, plutôt que des éléments qui les feraient passer pour des chiens savants. L’école avant 3 ans n’est pas utile d’un point de vue pédagogique, pour une majorité d’enfants.

D’une manière générale, avant 6 ans, l’école idéale, ce n’est pas l’école ! Les enfants, à cet âge-là, ont besoin d’apprendre des autres et sur eux-mêmes. En Amérique du Nord et en Europe du Nord, les enfants ne vont pas à l’école avant 6 ou 7 ans, et apprennent en jouant, auprès d’éducateurs ou de psychopédagogues.

L’école maternelle, entre 3 et 6 ans, c’est très français ! (rires) Vous n’en verrez ni au Québec, ni en Suisse, ni en Suède, ni aux États-Unis… Jamais personne au Québec ne dira « j’envoie mon enfant à l’école à 4 ans ou 5 ans » : on l’envoie dans une crèche éducative, la CPE (crèche de la petite enfance). A 5 ans seulement, les enfants entrent au « préscolaire », en maternelle. A 6 ou 7 ans seulement, débute l’école obligatoire, avec la première année (équivalent du CP). Et pour cause : avant 7 ans, un enfant est encore très dérégularisé, immature. Si l’on veut prévenir l’échec scolaire, il faut lui donner le goût de l’école, et donc d’une structure éducative correspondant à ses besoins, n’allant pas trop vite, et où les tablettes ne sont pas un outil pédagogique ou de scolarisation précoce, mais juste un outil ludique. Initier les enfants au numérique n’est absolument pas intéressant, avant l’âge de 7 ans.