“Le désastre de l’école numérique” (Seuil)

“Le désastre de l’école numérique” (Seuil)

Ex-journaliste, Karine Mauvilly a été prof d’histoire en collège pendant 2 ans. Face au développement du “tout-numérique” à l’école, elle a démissionné. Dans “Le désastre de l’école numérique – Plaidoyer pour une école sans écrans”, avec Philippe Bihouix, ingénieur, elle alerte sur les dangers du numérique à l’école.

Pourquoi selon vous l’école numérique est un “désastre” ?

Il y a une urgence à en parler, alors que la généralisation du plan numérique pour l’éducation est en cours. Il y a eu une expérimentation en 2015, sur 500 collèges, sur laquelle nous n’avons aucun recul. Il faut alerter les parents, les enseignants et les citoyens sur un projet qui représente un danger sociétal.

Les aspects négatifs du numérique sont plus nombreux que les positifs. Montrer une vidéo à des élèves peut avoir un intérêt pédagogique. Mais pas besoin de les numériser individuellement avec une tablette. Cela ne vise qu’à vendre des objets numériques aux élèves et à l’Ecole. Par ailleurs, de nombreux aspects mettent en danger la santé des enfants, ou sont négatifs pour l’apprentissage.

En quoi le numérique est-il négatif pour la santé de l’élève ?

Premièrement, le numérique a des effets sur la vue : on constate, partout dans le monde, une augmentation de la prévalence de la myopie chez les enfants et adolescents, et un lien clair est fait avec l’utilisation abusive des écrans. Chez les 5-10 ans, la lumière bleue des écrans aurait aussi un effet irréversible sur une partie de la rétine.

Deuxièmement, le numérique a un impact négatif sur le sommeil. La fréquentation des écrans le soir retarde l’heure de l’endormissement – or, on sait que les performances scolaires sont reliées à la qualité du sommeil. Quel est le rapport avec l’école numérique ? On augmente encore les temps d’écrans de jeunes qui sont déjà très connectés, et on impacte leur temps de sommeil.

Troisièmement, le moral est affecté : des études font le lien entre l’utilisation trop fréquente des écrans et le niveau de bien-être des enfants. L’anxiété augmente avec le temps d’écran. Enfin, des risques de d’addiction existent durant l’adolescence, et cela peut avoir un effet délétère sur l’apprentissage. Il faut parler de tous ces risques sanitaires, car ils sont éludés par l’Education nationale.

Et concernant l’apprentissage ?

Aucune étude ne démontre un meilleur apprentissage avec les objets numériques. On généralise un plan sans base scientifique, quand le rapport PISA 2012, revu en 2015 sous l’angle de la numérisation des systèmes scolaires, montre que plus les enfants sont derrière un ordinateur à l’école, plus leurs performances en compréhension de l’écrit chutent. Plus les élèves regardent un écran, moins ils comprennent ce qui est écrit dessus.

Karine Mauvilly / (C) Eugénie Baccot

Karine Mauvilly / (C) Eugénie Baccot

Le numérique est souvent présenté comme une source de motivation accrue…

On entend souvent dire que le fait d’utiliser des outils numériques favorise la motivation des élèves… Mais par quoi un élève est-il motivé quand il utilise une tablette en classe ? Ce qu’il va apprendre dessus, ou l’usage de l’objet ? Ce n’est pas parce qu’il est motivé par l’usage de l’objet qu’il va bien apprendre. Des études montrent qu’il n’y a pas de corrélation systématique entre la motivation pour quelque chose et l’efficacité dans l’apprentissage.

Par ailleurs, il y a quelque chose qui relève de la nouveauté avec les objets numériques – or, on sait bien que le cerveau se lasse très vite, et ce qui nous apparaît aujourd’hui comme attrayant, ennuiera demain prodigieusement les élèves… il faudra alors passer au gadget suivant pour les motiver. Est-ce une telle utilisation que nous voulons générer chez eux, ou est-ce celle de l’accès au savoir ? Pour accéder au savoir, pas besoin de la transition d’un objet technologique : c’est la transmission d’humain à humain qui favorise l’apprentissage et qui fait que l’on est motivé à apprendre.

Pour vous, le plan numérique est-il idéologique ?

Ce ne serait pas vraiment le bon terme… Ce plan est malheureusement mené sans réflexions de fond, par des gouvernements successifs fascinés par la technologie, synonyme pour eux de modernité. Ce n’est donc pas une idéologie, puisqu’il y a un manque de réflexion ! Le but est juste de faire moderne.

Les défenseurs du numérique parlent souvent d’un outil qui constitue une ouverture sur le monde. Qu’en pensez-vous ?

Certains proposent de “faire tomber les murs de l’école” – il s’agit, à mes yeux, d’un projet qui vise à détruire l’école. S’il n’y a plus de murs, où est l’école ? Par définition, c’est un lieu clos, protégé du reste de la société – notamment la société de consommation. L’école est le lieu où les enfants sont soustraits à la télé, au marketing, et où ils apprennent des choses qui leur serviront sur le long terme. Vouloir faire tomber ses murs est un projet politique et économique consistant à vouloir l’utiliser comme un vaste marché. Ce n’est pas dans l’intérêt des enfants.

Avec Philippe Bihouix, nous ne sommes ni anti-numériques, ni technophobes – nous faisons juste une distinction entre l’usage du numérique pour les adultes, qui peut avoir de grands avantages, et la généralisation des écrans dans la vie des enfants. Ce n’est pas parce qu’un objet a des avantages dans la vie adulte, qu’il a les mêmes avantages pour les plus jeunes. Il y a un temps pour se construire avec des outils traditionnels, avec une relation d’humain à humain, et un temps pour accéder aux objets du moment.

Il y a là tout une réflexion à avoir sur l’éducation citoyenne : devons-nous, tout de suite, faire entrer le commerce dans l’école ? Ou devons-nous laisser l’enfant libre, plus tard, de choisir ou pas d’utiliser les objets numériques ? Le numérique à l’école est un énorme marché : l’école française, c’est 12 millions d’élèves. S’ils étaient tous équipés en tablettes, cela représenterait une très jolie part de marché pour les vendeurs d’informatique !

L’éducation est un nouveau débouché pour la Silicon Valley, qui a bien l’intention d’intégrer tous les systèmes éducatifs. La question est politique : l’école peut-elle se prêter à ce jeu, et se livrer aux géants de l’informatique, comme elle l’a fait en signant un partenariat avec Microsoft, ou doit-elle garder son indépendance ? Il faut protéger l’école de l’économie et du monde marchand. Les enfants auront bien le temps de l’intégrer quand ils seront sur le marché du travail. La mission de l’école n’est pas de former “l’homo economicus” à acheter des choses sur Internet.

Pourquoi l’élève serait-il au contact de cette économie, avec le numérique ?

Le projet d’école numérique vise à mettre l’enfant devant un ordinateur en permanence. Il gardera ensuite cette habitude… On le forme déjà à devenir un consommateur sur Internet, quand on lui propose un système fermé et payant, comme Microsoft : croyez vous qu’à la maison, les enfants utiliseront un autre système que celui utilisé à l’école ? Des logiciels libres ? Ils choisiront bien entendu les mêmes outils.

Pensez-vous que l’apprentissage du code à l’école est inutile ?

Apprendre à programmer, c’est très intéressant, mais c’est une question d’âge. A 7 ou 8 ans, il faut surtout apprendre à lire et à écrire correctement ! Il n’y a pas assez de temps en primaire pour se disperser sur des matières à la mode.

Ce que nous proposons à la place, c’est une vraie éducation au numérique, à partir de 15 ans – un âge où l’on a déjà acquis les fondamentaux. Les lycéens bénéficieraient d’une vraie discipline, où l’on irait ouvrir des ordinateurs, apprendre à en monter un soi-même, apprendre à programmer, visiter les data centers, essayer de comprendre le système macro qui se trouve autour du numérique – plutôt que de l’appréhender par le petit bout de la lorgnette avec l’EMI. Au lieu d’éduquer par le numérique, l’idée est d’éduquer au numérique, d’en faire une matière et non un outil.

L’idée est d’aider les élèves à comprendre le monde qui les entoure, en partie numérique. Ce n’est pas en les mettant devant un écran dès le primaire qu’ils le comprendront… au contraire, cela leur enlèvera leur capacité de jugement.

A quoi ressemblerait une école “libérée” des écrans ?

Il s’agirait d’une école où l’on rééquilibrerait les matières académiques et manuelles. Aujourd’hui, on ne propose que des disciplines intellectuelles aux élèves de primaire et de collège. On ne les fait pas réfléchir avec leurs mains. Au sein d’une école sans écrans, des matières artisanales et artistiques seraient réintégrées et valorisées, à leur juste place, pour tous les élèves quel que soit leur niveau.

On pourrait imaginer que le budget alloué au numérique soit dévié sur l’acquisition d’instruments de musique. La musique : voilà un vrai outil de cohésion sociale et d’apprentissage ! On pourrait aussi, plutôt que d’acquérir des tablettes,augmenter le nombre de profs, pour en mettre deux par classe comme en Finlande. Tout est imaginable.