Alain Bentolila

Alain Bentolila

Présentez-nous ce qu’est votre « Machine à lire. »

Il s’agit d’une application pour tablette ou PC qui alterne des phases d’écoute et des phases de lecture d’un livre.

Le premier temps est toujours un temps d’écoute. L’utilisateur prend ensuite le relais et commence par lire ce qu’il vient d’entendre. Nous nous sommes en effet rendu compte au cours de la phase d’expérimentation (qui a duré deux ans au Havre) que certains ne se créaient aucune image dans la tête en commençant un livre. Écouter le début d’une histoire met l’imaginaire en marche !

Une fois sa part du contrat atteinte – lire deux, quatre, dix pages… – l’utilisateur peut retourner à l’écoute ou poursuivre au-delà ce qui avait été prévu. Car il a un but à atteindre : lire 80 % pour 20 % d’écoute, lire 65 % ou lire seulement 55 %. L’objectif à atteindre dépend du niveau de difficulté choisi au départ. Au fur et à mesure, l’application va dessiner sa courbe de lecture. En fait, la Machine à Lire fonctionne comme un entraînement sportif.

À quels enjeux répond-elle ?

En matière de lecture, les plus grandes inégalités se manifestent entre ceux qui franchissent la barrière de la distance et ceux qui ‘bloquent’ au-delà deux pages. Or, cette capacité à lire est déterminante pour l’avenir des enfants. On sait que le milieu social joue un rôle non négligeable et je n’accepte pas que le destin d’un enfant soit scellé à l’âge de 6 ans selon qu’il est né du « bon » ou du « mauvais » côté du périphérique. Mais la Machine à Lire ne s’adresse pas qu’aux enfants. Elle est tout aussi pertinente pour les adolescents, les jeunes adultes qui ne lisent pas ou encore pour les retraités qui en ont perdu le goût ou l’habitude.

Le numérique est-il un « mal nécessaire » ?

Photo : MENESR / Philippe Devernay

Photo : MENESR / Philippe Devernay

Oui, nous avons besoin de nous appuyer sur ces nouvelles technologies pour entraîner dans l’aventure de la lecture des enfants qui, sans celles-ci, ne s’y lanceraient pas. C’est terrible à dire, mais certains enfants, adolescents ou adultes n’ont parfois jamais eu un livre en main. Ils n’ont même jamais imaginé pouvoir lire un livre qui, souvent, les effraie par son épaisseur. Sur une tablette on ne voit pas la « distance » puisque le livre numérique n’a pas de tranche ! Et puis cela paraît plus moderne, sympa, ludique…

Quels livres trouve-t-on dans l’application ?

Pour l’instant, une trentaine de titres de la littérature contemporains (« Le Chien jaune » de Simenon, « Chère Madame ma grand-mère », d’Élisabeth Brami, par exemple) et des classiques (« L’Odyssée », « Les trois Mousquetaires »…). Ce sont des versions allégées. Les livres ne sont pas réécrits, mais nous avons retiré les passages qui peuvent bloquer le lecteur : longues introspections, descriptions qui s’éternisent… Ceux que j’appelle les « peu lecteurs » — et qui représentent environ un tiers de la population — sont presque toujours de grands consommateurs de séries télévisées qui misent tout sur l’action. Cela ne me pose aucun problème de passer par cette étape, car je fais le pari qu’un gamin qui aura adoré « Les trois Mousquetaires » en 120 pages aura un jour envie de lire le livre dans sa version en trois tomes.

Combien coûte l’application ?

La Machine à Lire est totalement gratuite pour les utilisateurs. Mais il ne s’agit pas pour autant d’un programme en libre accès public, car son utilisation implique un accompagnement. C’est d’ailleurs pourquoi une convention de deux ans minimum est toujours signée avec les académies, villes ou association qui veulent prendre part au projet. Nous venons par exemple d’en signer une avec l’École de la deuxième chance.

Pourquoi cet accompagnement des utilisateurs est-il indispensable ?

Ce serait illusoire de croire que le numérique va régler, seul, les inégalités scolaires. L’enseignant, l’animateur, est un rouage indispensable de la Machine à Lire. Il est l’entraîneur, le catalyseur de l’effort de l’élève, il l’accompagne, crée l’émulation avec les autres lecteurs. Sans lui, le numérique n’est qu’un gadget, car lorsque l’utilisateur se retrouve seul face à son écran… l’écran fait écran !

Concrètement, cet accompagnement se traduit par la mise en place d’Ateliers de Compréhension du Texte (ACT) ?

Capture machine à lire

Capture Machine à lire

En effet. À quatre ou cinq reprises au cours de la progression du livre, le lecteur va participer à un Atelier de Compréhension du Texte animé par l’enseignant et auquel participent d’autres lecteurs. C’est à cette animation que nous formons dans le cadre du Ci-FODEM de l’université Paris Descartes. Ces ateliers sont mis en place de longue date via le Réseau des observateurs locaux de la lecture qui travaillent avec plus de 20 000 classes. Souvent, avec les enfants, la première question d’un atelier est : « quel film chacun d’entre vous s’est-il fait dans sa tête ? ». Cela permet immédiatement de constater, souvent à la surprise des jeunes lecteurs, que tous n’ont pas compris la même histoire. Des enfants avaient ainsi lu une version du Petit Poucet. La maison de l’ogre n’y était pas décrite et certains l’avaient imaginée dans les bois, comme une caverne, et pour d’autres c’était un immeuble. Très bien. L’enseignant est là pour laisser chaque imaginaire s’exprimer. Mais ensuite, l’auteur est « remis en jeu » et il faut alors pointer les interprétations acceptables ou pas.

L’objectif de ces ateliers est d’apprendre au lecteur qu’il a une liberté d’interprétation, mais qu’il doit aussi le respect à l’auteur. Si le lecteur n’interprète pas un texte avec toute la liberté d’esprit et tout l’esprit critique qu’il est en droit d’avoir, alors il est esclave de sa lecture, il est servile. Mais il doit aussi obéir à certains nombres de conventions, des diktats, que l’auteur nous impose et c’est cet équilibre que l’on apprend dans le cadre de ces ateliers.

Au début de l’expérimentation de la Machine à Lire, il y avait peu d’articulations avec les ACT. Je suis vraiment heureux que celles-ci soient aujourd’hui en place car l’objectif de l’application n’est pas seulement de lire beaucoup, c’est aussi de bien lire.

Quels sont les développements à venir ?

Plusieurs communes (Le Perreux, Amiens, Bergerac…) ont déjà inscrit leur « communauté d’acteurs éducatifs » — les lieux de lectures associatifs, bibliothèque, écoles… — dans le projet. Lorsqu’une convention est signée avec une ville, nous formons sur place les 5, 10 ou 15 personnes qui vont lancer l’expérimentation localement. Mais nous sommes obligés de freiner certaines demandes de communes, car cela demande beaucoup du temps et de bonnes volontés pour être mis en place correctement.

Nous avons aussi l’ambition de développer des versions de l’application pour les 6-9 ans, et une autre pour les tout-petits. Enfin, nous planchons sur une Machine à Mots pour accroître, cette fois, le vocabulaire des utilisateurs.

On vous sait très proche des enseignants, avez-vous un message à leur faire passer ?

J’ai en effet beaucoup d’estime pour eux, mes parents étaient d’ailleurs instituteurs. Je voudrais inviter les professeurs à ne jamais oublier l’essentiel – lutter contre le déterminisme social — et à ne pas se laisser manipuler par des idéologues car l’éducation n’est ni de droite ni de gauche.

Je souhaite aussi souligner que chaque professeur a vocation à former des résistants intellectuels. C’est-à-dire à former des jeunes qui, confrontés à un monde dangereux et à des informations qui peuvent les inciter à commettre des actes inacceptables, vont savoir dire non. Je pense bien sûr à ces garçons et filles qui vont se perdre « corps et âme » si j’ose dire, en Syrie ou ailleurs. Douaniers et policiers sont certes indispensables pour empêcher celui-ci ou celle-là de partir, mais cela ne peut être qu’une partie d’une solution temporaire. À plus long terme, c’est sur l’intelligence des enfants qui sortent de nos écoles qu’il nous faut miser. Les enseignants n’ont pas un métier, ils ont une mission. C’est pourquoi nous devons les admirer, leur dire à quel point ils sont précieux. Sans eux, nous sommes morts.