Claire Doutriaux ARTE

Claire Doutriaux ARTE

Vous avez créé un programme devenu « culte », imaginiez-vous cela en 2004 ?

Pas du tout ! Faire accepter ce programme à la chaîne fut d’ailleurs un combat. Arte craignait que le ton décalé et impertinent génère des tensions au sein même de la chaîne, mais aussi entre les téléspectateurs des deux nationalités. Au final, c’est exactement le contraire qui s’est produit. Je me souviens aussi du directeur des programmes de l’époque, Jean Rozat, m’expliquant que lancer un tel rendez-vous supposait de le faire durer des années. J’étais pour ma part absolument convaincue qu’au bout d’un an j’aurais épuisé tout ce qui était mythologies – au sens barthien du terme – de ma vie en Allemagne et France.

Comment, alors, expliquez-vous cette longévité ?

Les membres de l’équipe sont tous des « sautes-frontières » et ce sont nos vies que nous mettons en scène. Une expression, un objet, une coutume… nous nous arrimons à des détails avant d’oser en faire notre petite interprétation, forts de nos deux cultures. Ce sont les questions que nous nous posons, ce qui nous amuse ou ce qui nous étonne, que nous commentons, ce qui est presque inépuisable.

Je suis heureuse d’avoir créé cet espace ludique – ce qui ne veut pas dire superficiel -, dont la forme permet de jouer avec ces cultures sans tomber dans les stéréotypes, ce qui fut mon grand souci dès l’origine.

L’émission a-t-elle le même impact des deux côtés de la frontière ?

Elle est perçue de façon identique, mais Arte est beaucoup moins regardée en Allemagne pour des raisons historiques : à sa création, les Allemands disposaient déjà de 80 chaînes sur le câble.

En France, nous avons, selon les semaines, entre 450 000 et 650 000 téléspectateurs. En Allemagne, c’est autour de 180 000 à 250 000. Ces chiffres ne tiennent pas compte des rediffusions sur Arte +7 ou via notre site.

C’est une audience très satisfaisante et qui a peu évolué au fil du temps. L’émission a très vite atteint ce score et s’est stabilisée… ce qui est d’ailleurs le cas pour beaucoup d’autres émissions d’Arte qui reposent sur une audience de fidèles.

Comment est né Karambolage ?

J’ai vécu longtemps en Allemagne et comme toutes les personnes ayant deux langues, deux cultures, je passais mon temps à sauter de l’une à l’autre. J’ai eu un besoin « absolu » d’intéresser les autres à mes dialogues intérieurs. J’ai vécu et travaillé 15 ans en Allemagne. Lorsque je suis revenue en France en 1990, j’ai été effarée par la méconnaissance de mes concitoyens quant à la société contemporaine allemande. Or, les drames du XXème siècle ont amené les Allemands à repenser beaucoup de choses. Il y a notamment des formes de démocraties qui sont très intéressantes à confronter avec les manières françaises de faire. J’avais aussi envie de faire découvrir aux Allemands des choses de la vie courante française qu’ils ne connaissent pas.

Est-ce que je me trompe si je dis qu’il y a une dimension politique, au sens noble du terme, dans votre travail ?

Karambolage n’est évidemment pas une émission à vocation politique et nos collaborateurs peuvent avoir tous types d’opinions, être de toutes tendances. Mais, en effet, on peut dire que notre travail a une dimension politique, dans le sens où il ouvre les citoyens à un regard différent sur ses voisins, un regard plus précis, plus riche, plus confiant… Je suis heureuse de constater que Karambolage joue son petit rôle dans la construction des rapports franco-allemands.

L’émission est-elle utilisée par les enseignants de langue ?Karambolage

Absolument, les professeurs nous écrivent d’ailleurs beaucoup pour commenter les sujets, nous en proposer d’autres, etc. Mais je tiens à préciser qu’à aucun moment je n’ai voulu faire une émission qui ne s’adresserait qu’aux germanophiles de France ou aux francophiles d’Allemagne. Mon ambition est d’intéresser également tous ceux qui n’ont aucune connaissance de l’autre pays. Mais, en effet, l’émission est très prisée des professeurs de français et d’allemand qui l’utilisent dans leur cours. C’est d’ailleurs un peu pour eux que nous la proposons en compilation de DVD.

J’ai souvent été sollicitée par les maisons d’édition de livres scolaires pour faire de Karambolage une série pédagogique d’apprentissages des langues. J’y suis totalement opposée. Je pense que l’émission tient son succès auprès des plus jeunes, car il s’agit d’une émission de télévision. Qu’elle serve de support de cours, tant mieux, mais je ne veux pas modifier sa nature. Nous recevons aussi régulièrement des emails d’adolescents qui ont grandi en même temps que Karambolage et qui nous assurent avoir choisi d’apprendre l’allemand ou le français grâce à nous

C’est une pression de plus ?

Non, pas une pression, mais une responsabilité. L’émission marche parce que les sujets sont incarnés. Nous les vivons nous-mêmes. Ce n’est pas une approche de journaliste ou de chercheurs qui regarderaient un sujet de l’extérieur. Cela nous demande donc une rigueur extrême autant sur le fond que sur l’image pour ne pas tomber dans le « café du commerce », dans l’approximation.

Quel est votre regard sur les débats actuels concernant l’apprentissage de l’allemand en France ?

Dans l’équipe, nous sommes tous sensibles à cette question. J’ai, à titre personnel, signé des pétitions en lien avec cette réforme du collège.

Je pense qu’il faut tout faire pour que ces langues européennes vivent dans l’esprit des autres Européens. Je ne suis pas professeur d’allemand, mais je conçois tout à fait que cela soit, pour eux, un problème crucial. J’ai toutefois conscience qu’il est difficile de se battre contre des changements de société profonds. En fait, j’avoue être très désemparée par rapport à cette problématique d’un certain désamour des jeunes Français pour l’apprentissage de l’allemand. Et, bien que Karambolage ne soit pas une émission sur la langue elle-même, mais sur la culture et la société à laquelle elle est liée, je me dis que nous faisons notre part.

Quel avenir rêvez-vous pour votre émission ?

Contrairement à ce que j’imaginais à sa création, je crois aujourd’hui que tant que les téléspectateurs prendront du plaisir à la regarder, Karambolage peut perdurer.

Au chapitre des souhaits, quelque chose me tient énormément à cœur. Depuis quelques années, nous avons ouvert l’émission aux cultures immigrées de France et d’Allemagne. Or cette rubrique ne fonctionne pas encore très bien. En partie parce que cela touche souvent aux rites, aux religions, ce qui est compliqué à traiter dans notre format, en partie aussi, car nous avons du mal à fidéliser nos auteurs. Cette « fenêtre » de Karambolage est, malheureusement, à l’image de la difficile intégration des immigrés dans nos sociétés. J’aimerais qu’il y ait, à l’avenir, davantage de sujets en lien avec ce que vivent les immigrés de France et d’Allemagne. Nous avons beaucoup à découvrir, beaucoup à apprendre.