Qu’est-ce qui vous a motivé à prendre la défense de l’enseignement des langues mortes comme vous venez de le faire sur Facebook ?
Le recul ! Le recul que j’ai aujourd’hui, âgé de plus de 50 ans, et grâce auquel je réalise tout ce que je dois à l’apprentissage du latin et du grec. En tant qu’écrivain c’est, bien sûr, la connaissance de ma langue, une liberté dans ma langue, une archéologie de ma langue. Mais d’une manière plus générale, j’y vois une école de la concentration et de la résolution progressive des difficultés. Apprendre une langue morte est un exercice de tension mentale qui permet de se connaître et de se discipliner. Il y a d’ailleurs, selon moi, une égalité de bienfaits entre l’apprentissage des mathématiques et celui des langues mortes, deux matières qui ont en commun de ne pas servir à communiquer avec nos contemporains, mais qui sont, toutes deux, des sortes de « gymnastique de l’hygiène de l’esprit ». Mais alors que tout le monde est d’accord pour donner ce statut aux mathématiques, celui-ci est contesté aux langues mortes.
Dans ce même billet, vous reconnaissez toutefois que l’étude de ces langues mortes restait pour vous ennuyeuse.
Je déteste m’ennuyer, et c’est précisément pour cela que je suis un défenseur de l’ennui ! Rien n’est plus salvateur que l’ennui… lorsqu’on décide d’en sortir. L’ennui a ceci de bon qu’il appelle à une réaction qui ne doit évidemment pas être la fuite ou l’abandon.
Dans tout enseignement il y a une ascèse et une échelle de difficulté à franchir, mais c’est particulièrement vrai de l’apprentissage des langues. Les difficultés, il nous faut les dominer, le lexique qui nous manque, il nous faut l’apprendre, la grammaire qui nous échappe, il nous faut la maîtriser… C’est ainsi que l’on sort de l’ennui et que l’on entre dans le plaisir. L’ennui est nécessaire au progrès. Je crois qu’aucune œuvre ne s’est créée sans un ennui préalable.
Un récent sondage montre que 66% des Français ont une bonne opinion des enseignants, pourtant ces derniers se sentent parmi les plus mal-aimés au monde. Comprenez-vous ce paradoxe ?
Je crois que les enseignants sont entrés en résistance contre un univers devenu bien trop matérialiste et mercantile. Car les valeurs qu’ils portent ne sont pas celles de l’efficacité économique, du consumérisme et du gadget. Ils s’inscrivent dans une autre durée, dans un autre rapport au temps que l’éphémère contemporain. Ils n’offrent pas à leurs élèves ce « plaisir immédiat » qui caractérise notre époque, mais ils les enrichissent d’autonomie et de liberté. Plus que l’amour, c’est le respect qui leur est dû qui me semble important à restaurer. Dans « L’Amour les yeux fermés », le grand philosophe Michel Henry faisait dire à l’un des personnages que pour lutter contre la décadence il fallait doubler le salaire des enseignants. Audacieux, non ? Si l’argent ne fait pas la réussite, cette proposition a le mérite de nous questionner sur nos valeurs et de nous inviter à imaginer un monde où l’on respecterait le savoir. Comme les enseignants sont des contre-valeurs par rapport à une société obsédée par l’économique, le fait qu’ils soient mal payés contribue à les mettre dans l’ombre
Beaucoup de vos livres sont étudiés dans les lycées. Est-ce une pression particulière ?
Non, je n’y pense jamais et tant mieux, car cela pourrait m’inhiber. Mais cela me réjouit beaucoup. Les professeurs qui me parlent du travail qu’ils font en s’appuyant sur mes ouvrages me confirment souvent qu’ils n’ont pas problème à me faire lire à leurs élèves. Il y a donc du plaisir chez les adolescents qui ont le « devoir » de me lire ; c’est très gratifiant. Et lors de séances de dédicaces, beaucoup de jeunes me confient qu’ils ont pris goût à la lecture grâce à « Oscar et la dame rose », « Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran » ou « L’Enfant de Noé ». C’est merveilleux ! J’aime que l’on me dise « merci », pas que l’on me dise « bravo ». Merci signifie « vous avez servi à quelque chose ». « Bravo » comble le narcissisme ; « merci » satisfait l’humanisme
Près de 700.000 candidats passent le bac. Quels souvenirs gardez-vous de cet examen ?
J’étais un lycéen qui avait d’excellents résultats sans travailler. Je n’y étais pour rien, un peu comme ceux qui, de naissance, savent courir vite ! D’ailleurs lorsqu’ils ont rempli mon dossier d’entrée en classe Prépa, mes professeurs avaient écrit : « Au moins celui-là n’intégrera pas le cursus fatigué » ! Je travaillais peu, préférant jouer du piano, faire du théâtre, lire… À Pâques toutefois, j’ai réalisé que j’avais besoin de la meilleure mention possible pour poursuivre mes études et je me suis mis intensément à la tâche. J’ai obtenu la mention « très bien » à une époque où elle était très rare. Dans l’académie de Lyon cette année-là nous n’étions que deux à l’obtenir ce qui nous a valu l’objet d’une photo dans la presse locale le lendemain de la publication des résultats… que j’avais totalement oublié de consulter ! Une fois les épreuves passées je m’étais plongé dans la lecture d’ « À la recherche du temps perdu », captivé au point d’oublier d’aller voir les listes affichées sur les murs du lycée. C’est par des coups de fil de proches ayant vu mon portrait dans « Le Progrès de Lyon » que je l’ai appris. Même si j’étais certain d’avoir mon bac avec une mention, j’étais pourtant très angoissé. Parce que le bac est un examen, pas un concours. Un concours met en concurrence avec les autres ; un examen met en concurrence avec soi-même.
Vous avez été professeur de philosophie au lycée militaire de Saint-Cyr, puis à Cherbourg et enfin maître de conférence en philosophie à l’Université de Savoie. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?
J’adorais enseigner ma matière, c’est un exercice absolument merveilleux, très stimulant pour soi et pour les autres. Il se trouve que j’ai gagné ma vie par ma plume depuis ma première œuvre et choisi de démissionner de l’Éducation nationale pour exercer ce métier d’écrivain. Mais le rapport pédagogique me manque ; la correction des copies, elle, ne manque pas tellement à vrai dire ! (RIRES). Je suis convaincu qu’il n’y a pas de rôle plus central que celui d’instruire les plus jeunes, de leur offrir ce socle culturel qui va se transmettre de génération en génération. Sans l’enseignement, pas d’identité commune, pas de partage, pas d’avenir. Médecin et enseignant sont pour moi les deux plus beaux métiers du monde…
Olivier Van Caemerbèke
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